Maelys aimait bien les temps libres, elle pouvait se balader dans les couloirs à la recherche de sa sœur, ou au contraire rester dans les dortoirs et s'amuser avec ses camarades. Lorsque les surveillants ne regardaient pas, il leur arrivait même de faire une bataille de polochon. C'était quelque chose que la fillette appréciait beaucoup, parce qu'elle se rapprochait de ses camarades, même si sa sœur n'aimait pas trop ça. De toute façon Alice voyait tout d'un mauvais œil, elle n'aimait pas ce qui pouvait faire du bien à Mae. Alors elle faisait avec.

Cette fois-ci il n'y avait pas beaucoup de monde dans les couloirs, il faisait plus beau que d'habitude et tout le monde s'était passé le mot pour aller jouer dehors. Il faisait beau et chaud, alors autant en profiter, ça n'était pas tous les jours que ça arrivait en hiver. C'était même plutôt rare, pour ne pas dire beaucoup. Enfin bref, Maelys trottinait dans les corridors en chantant à tue-tête. Elle se moquait de savoir si un surveillant était dans les parages ou non, elle aimait bien chanter et elle ne s'en privait pas.

Elle arriva ensuite à proximité du hall. Elle ralentit et se tut, écoutant la voix qui avait parlé. Sans doute un nouveau qu'on avait oublié de venir chercher. Décidément, c'était son jour de chance. Mae aimait beaucoup aider les nouveaux, elle avait fait ça plusieurs fois depuis qu'elle était là et elle s'en était toujours très bien tirée. Elle s'était fait plusieurs amis ainsi, et puis c'était toujours bon de traîner vers le hall pour chercher de nouvelles têtes.

« Euh... Tu parles tout seul ? » lança-t-elle gaiement en entrant dans la grand pièce.

Elle sourit. Le type en question n'avait pas l'air bien méchant, il devait avoir trois fois son âge et faire quatre fois sa taille, mais peu importait, il avait l'air sympathique. Seul l'apparence comptait – et ce fut une grave erreur de la part de Maelys.

« J'aime bien tes cheveux », continua-t-elle innocemment en s'approchant. « T'es nouveau ? »

Son ton était si naturel qu'on aurait pu trouver ses paroles normales. Mais non, c'était étrange. Et pourtant, c'est cela, une âme d'enfant. Complexe et si simple à la fois. Les enfants n'étaient pas tous des anges, mais il arrivait de tomber sur des êtres spéciaux, parfois. Des gens comme Mae par exemple.

Maelys détailla le garçon d'un air interrogateur, bien sûr qu'elle ne le connaissait pas, pourquoi avoir posé cette question stupide ? Mais vu son âge, il pouvait aussi faire partie du personnel, alors elle se tenait à carreaux, ignorant que ses précédentes paroles lui auraient valu une bonne punition si elles étaient adressées à un surveillant. Mais c'était quelque chose qu'elle ne savait absolument pas, elle se posait des questions comme tout enfant de son âge et avec une innocence un peu trop puérile pour une fille de onze ans.

« D'accord », répondit-elle.

Elle ignorait le concept même de la schizophrénie, et pour elle, l'histoire du type était tout à fait rationnelle. Elle allait rester muette comme une tombe, comme il le lui avait demandé. Elle se posait des questions, bien sûr, mais ne songea à en poser aucune ; elle devait simplement obéir au jeune homme. Et c'était tout ce qu'elle savait. Pour se faire des amis, il faut acquérir leur confiance. Et pour acquérir leur confiance, il ne faut pas répéter leurs secrets. C'était dans cette optique que Mae avait toujours vécu. Et elle vivrait dedans encore longtemps.

« Oui, normalement un surveillant aurait dû t'attendre à ton arrivée. Mais souvent ils oublient... ou n'ont pas envie. Alors je vais t'aider. »

Elle sourit. Si le garçon l'envoyait bouler, elle ne se laisserait pas faire. Mais pour l'instant elle lui trouvait une tête sympathique et elle n'envisageait même pas qu'il puisse être désagréable. Pour elle, la terre était un monde de bisounours. Mais parfois, il arrive que certains bisounours quittent le droit chemin pour se transformer en méchants bisounours. Et ces bisounours, c'étaient tous les hommes méchants de la terre. Méchants, mais bisounours. Et selon la fillette, Siméon ne faisait pas partie de cette catégorie.

« Maelys, enchantée. »

Son sourire s'agrandit encore plus. Classer les gens, les trier en fonction de ce qu'ils étaient, c'était l'une des choses que la fillette adorait faire. Elle se référait souvent à ses sélections, c'était d'ailleurs la première chose à laquelle elle pensait lorsqu'elle croisait une personne qu'elle connaissait. Elle se souvenait de chaque trait qu'elle avait appris de ce quelqu'un, pour mieux l'aborder. Parce qu'elle n'avait qu'un but dans la vie : avancer. Et pour avancer, il faut se faire des amis. Et pour se faire des amis... bon, vous l'aurez compris. C'est un cercle vicieux.

Maelys savait que ça n'était pas évident d'être nouveau à l'orphelinat, on était souvent complètement largué et on laissait derrière soi un passé sinistre et inconnu. Le plus difficile c'était lorsque la personne était plus grande, elle se souvenait parfaitement de ce qui lui était arrivé, mais lorsqu'un gamin débarqué, il ne restait pas renfermé plus de deux jours. Après il partait s'amuser et oubliait peu à peu son ancienne vie. Cela s'était passé ainsi pour Mae et sa sœur. Elles ignoraient tout de leurs parents et n'avaient jamais été proches d'eux, ce qui arrangeait les choses en un sens.

La fillette observait le garçon, il n'avait pas l'air bien méchant, au contraire, elle ignorait tout de lui mais ça ne l'empêchait pas de le fixer avec admiration, oui ses cheveux étaient fascinants et elle ne le cachait pas. Et puis il était grand, elle avait toujours voué une très grande curiosité envers eux, elle aimait quand on s'improvisait protecteur et c'était généralement les grands qui le faisaient. Elle les prenait en modèle, pas toujours comme il le fallait, mais bien souvent c'était mignon.

« C'est quoi des loques ? » demanda-t-elle innocemment.

Elle souriait un peu, le type était sympa mais quand il parlait elle ne comprenait pas tout. Elle croisa les bras, se mordilla la lève, elle savait que Cassiopée lui en voudrait de ne pas lui avoir fait part de l'arrivée du nouveau, mais en même temps elle avait tout son temps et elle pourrait la prévenir sur le chemin, elle n'était pas à une minute près. Maelys pouvait aussi profiter du moment seule, gérer un grand qui lui faisait confiance c'était rare alors elle se sentait fière, comme si une lourde responsabilité lui retombait sur les épaules. Mais ça n'était pas un poids désagréable, au contraire.

« Je sais pas d'où ça vient comme prénom, mais j'ai une jumelle, Alice. »

Elle avait ajouté ça très naturellement, se moquant bien si Siméon l'écoutait ou non. Siméon, elle, ça lui évoquait un personnage de cartoons, un genre de petit dinosaure bien sympa qui faisait les quatre cent coups avec ses amis. Siméon le dinosaure, oui vraiment c'était bien le genre de pensées que pouvait avoir une petite fille dans une situation comme celle-là. Mais ça n'était pas une nouveauté.

Le jeune homme empoigna ses valises, elles ne paraissaient pas très lourdes mais sait-on jamais. Mae se dirigea donc vers la cour, elle ouvrit la porte en jetant un coup d’œil éloquent au garçon. Elle attendit qu'il arrive à sa hauteur, elle sourit, et le laissa passer dans la cour. Il n'y avait pas grand-monde mais les orphelins qui s'y trouvaient tournèrent aussitôt la tête pour jauger l'étranger du regard, pas avec hostilité non mais avec curiosité. D'un seul homme, ils reprirent leurs jeux comme s'il ne s'était rien passé.

La fillette conduisit Siméon tout en face de la cour, là où se trouvait le dortoir des blancs. Elle ouvrit la porte et jeta un œil du côté des garçons, pour reculer précipitamment en se bouchant le nez. Elle marmonna :

« Tu peux aller choisir un lit vide du côté droit de la pièce... Mais fais gaffe c'est dans un bordel complet, et ça pue la chaussette. »

Elle se recula encore dans le couloir, évitant de croiser les odeurs nauséabondes, tout en faisant signe au jeune homme d'entrer.

Il avait l'air sympathique, Maelys était confiante, elle ne se méfiait pas. De toute façon elle ne voyait jamais le mal nul part, on aurait tenté de la tuer qu'elle ne s'en serait pas rendu compte. Son esprit n'avait jamais été aussi mature et enfantin à la fois. Tant d'innocence en une seule âme, on aurait pu croire que Mae débordait de sagesse, mais elle était à la fois une vraie pile électrique, et une adolescente. Onze ans, c'est l'âge où tout est permis. Et où même les paradoxes les plus loufoques peuvent faire leur apparition chez quelqu'un.

La fillette observait le garçon avec fascination, il utilisait des mots qu'elle ne connaissait même pas, cela renforçait l'admiration qu'elle avait pour lui, elle se coucherait moins conne ce soir-là. Son cerveau enregistrait chacune de ses paroles, pour qu'elle puisse s'en resservir plus tard, pour prouver qu'elle pouvait être une grande elle aussi. Elle avait hâte de passer chez les rubans verts, dans quelques années encore mais cela la taraudait au fil des jours, alors qu'avant elle avait refusé d'admettre qu'elle grandissait, maintenant elle voulait plus que tout faire partie des plus âgés de l'orphelinat.

« Ah d'accord. Comme, euh... Comme moi le matin quand j'veux pas me lever ? »

La vie était basée sur le fait de comprendre. Et pour comprendre, il faut poser des questions. Maelys appliquait toujours scrupuleusement cette règle, elle interrogerait quelqu'un sur le sens de la vie même si elle était au seuil de la mort. Elle n'était pas sûre en revanche de partager ses expériences avec ses amis, pas même Cassiopée ou Alice, elle voulait garder ça secret, pour elle, et pour une fois, ne rien dire de sa journée. Siméon c'était son secret, son mystère, sa propriété presque. Elle ne changerait ça pour rien au monde, cela faisait du bien d'avoir des choses à garder pour soi-même.

Et la comparaison n'était pas non plus si déplacée que ça. Le matin, à l'heure du lever, elle avait toujours beaucoup de mal à se réveiller, c'est pour cela qu'on l'appelait « larve » dans le dortoir. Elle finissait toujours par courir s'habiller, en précipitation, pour ne pas manquer le petit-déjeuner. Enfin bref, là n'était pas le sujet, elle était en compagnie d'un grand et elle se devait de lui faire honneur. Elle le conduisit donc jusqu'à son dortoir et le laissa choisir un lit vide, elle l'attendait à la porte en se bouchant le nez. Elle réfléchissait à toute allure, il avait une amie nommée Alice, c'était certain qu'elle n'était pas à l'orphelinat, elle en aurait entendu parler. Une fois que Siméon l'eut rejointe, elle le dévisagea un instant avant de demander :

« Et ta meilleure amie, Alice... elle est restée là où tu vis ? »

Dans tous les cas, c'était triste. La désolation se lisait sur le visage de Mae, elle se sentait un peu coupable de devoir lui rappeler un être cher en lui parlant comme si elle lui disait qu'il faisait beau, mais elle n'y pouvait rien, sa curiosité était piquée et c'était quelque chose qu'elle ne pouvait jamais, au grand jamais, réprimer de son plein gré.