Théa se sent calme. Elle vogue, plus silencieuse que jamais, sur des eaux calmes. Des eaux calmes, mais troubles. Elle s'y sent bien. Perdue, apaisée, seule. Elle ne pense plus. Elle n'est plus. Ça lui permet d'oublier Petite Théa un instant. Petite Théa qui l'embête un peu plus de jour en jour et dont elle rêve de se débarrasser. Une bonne fois pour toute. Malheureusement, Théa ne va pas bien. Théa est plus que malade. C'est pas une folie passagère. C'est pas une folie dont on a le droit d'avoir honte. C'est une folie permanente, dure, sauvage, injuste. Pire que tout. D'une cruauté sans égale. Et ça fait mal. Ça tue. Ça consume.
Alors Théa s'accroche. Elle s'accroche à la vie comme si ça lui importait. En réalité, ça lui est égal. De mourir, de vivre : ça lui fait la même chose. Mais elle s'accroche. Elle ne veut pas être Théa la folle, Théa la dingo.
Elle veut être plus que ça. Elle veut pouvoir être une amie dans les moments difficiles, une confidente, une ennemie, une fille normale, une orpheline, une enfant heureuse, une princesse, une pourrie-gâtée... Elle voudrait pouvoir croire en ses rêves. En Abel aussi, en Léandre surtout.
Pouvoir croire en un monde meilleur.

Une petite voix fluette la tire de ses pensées. Théa baisse les yeux et fronce les sourcils. À partir de ce moment-là, on pourrait croire que Théa est normale : réaction normale, réflexions normales.
Mais ce que la gamine lui déballe la laisse coite. Bouchée  bée, elle la fixe, se rendant compte que peut-être tous les orphelins de cette institution sont au courant de ses fantasmes secrets. Elle se rend compte qu'en réalité tout le monde peut l'entendre. Et que c'est comme ça qu'on la traite de folle.
Le cœur battant, Théa regarde à droite, puis à gauche. Aucune trace de Petite Théa. Elle soupire, mal à l'aise. Comment expliquer à cette Ellie le comment du pourquoi ? C'est si compliqué. Et elle ne veut pas mentir. Ni cacher des choses.
« Écoute... je ne sais pas où tu veux en venir, mais je n'ai pas envie d'en parler. Je ne suis pas Petite Théa... ni Grande Théa. Je ne suis personne. Je ne suis rien du tout. »
Elle la trouve mignonne cette gamine. Elle a deviné tant de choses... Mais Théa n'est pas Petite Théa qui combat la Grande. En réalité c'est plutôt le contraire. Rien de plus.
Ellie y était presque. Mais Ellie a oublié l'essentiel : elle n'a que cinq ans. Et Théa en a dix-huit.

Théa ne sait plus quoi faire. Désemparée, elle jette un coup d’œil autour d'elle, mais il n'y a pas grand-monde dans ce couloir. Elle se frotte les yeux, mais Ellie est toujours là. De plus elle se met à pleurer ; est-ce que Théa dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? Elle panique, s'agenouille en face de la fillette et attend qu'elle ait fini de pleurer. Baissant les yeux, rouge de honte, elle commence à se ronger les ongles, jusqu'à ce que les larmes d'Ellie sèche et qu'elle retrouve le sourire.
Cette gamine est tellement bizarre, à vouloir l'aider, à lui sortir de longues tirades inutiles, comme si elle prononçait toutes ses pensées à haute voix. Mais Théa ne veut pas d'aide, elle s'en sort très bien seule, elle n'a besoin de personne.
La jeune fille avale sa salive et plaque sa main sur la bouche d'Ellie pour l'empêcher de parler. Désespérée, elle lance : « Ne dis plus un mot ! Personne ne doit t'entendre. Ne parle plus de ça. D'accord ? Si tu veux m'aider, eh bien garde le silence. Ne cherche pas à trouver une solution, il n'y en a plus depuis longtemps. » Théa n'est pas défaitiste, simplement réaliste.
Elle ne reverra plus Abel, elle ne reverra plus Léandre, malgré leurs promesses à tous les deux. C'est indéniable ; et puis les garçons sont comme ça...
Mais de toute façon, quoi qu'Ellie fasse, Théa ne sera plus jamais comme avant... La solitude et la folie ont eu raison d'elle. Elle n'a plus rien à faire, si ce n'est attendre.

Théa se sent mal, elle jette de petits coups d’œil autour d'elle pour vérifier que personne ne l'écoute ; de toute façon, qui aurait envie d'écouter Théa et une gamine de cinq ans ? Personne. Donc, logiquement, personne ne les espionne. Enfin, du moins, elle l'espère.
On parle à l'orphelinat d'un certain « Celui Qui Sait », qui embêterait les élèves et le personnel, et même les villageois, avec des messages codés révélateurs... L'anonyme connaît donc tout ce qu'il se passe sur l'île... certains pensent qu'il est légion, d'autre qu'il est seul. Bref, les avis sont partagés, mais cela fait relativement peur...
Théa se mord la lèvre, ne sachant pas quoi ajouter et n'osant pas dire à Ellie de partir, lorsque la petite sort une flûte et se met à jouer tout doucement. Ça commence joyeux et ça finit triste... Théa en a la larme à l’œil. Elle baisse les yeux et se laisse aller contre le mur, comme une poupée désarticulée. Elle n'aime pas sa condition d'orpheline, sa condition de Théa. De Théa emprisonnée dans Théa. Dans elle-même. Dans sa folie, dans sa tête.
Mais elle n'a pas le choix. Elle vit et c'est comme ça.
« C'était joli... Tu as appris à jouer de la flûte à quel âge ? »
Pour cinq ans elle se débrouille bien, Théa est étonnée. Elle-même n'a jamais su jouer d'un quelconque instrument, son truc c'est plutôt d'écrire, et elle y arrive bien d'ailleurs, la Théa.

Théa fixe la gamine, troublée. Elle déteste quand on veut lui apporter une aide qui n'existe pas. Ellie a cinq ans. Seulement cinq ans. Théa en a plus que le triple. Alors pourquoi elle veut l'aider ? Ça ne servira à rien. On ne peut plus aider Théa, parce qu'elle et les autres, c'est fini. Elle déteste ceux qui veulent l'aider. Elle déteste les orphelins qui l'entourent, les psy, les docteurs, Petite Théa et Abel aussi, et même Léandre, elle les déteste. Théa n'est pas faite pour ce monde-là. Elle vit ailleurs, elle est absente. Elle a aménagé sa propre planète. Elle n'accueille que les fous, les dérangés. Ceux qui ont des rires barges et bizarres, qui ne savent pas se servir de leur tête.
Alors elle secoue la tête, se lève et ferme les yeux pour ne plus voir Ellie. Elle a envie de la pousser, de la frapper. Elle déteste l'aide, et les gens dégoulinants de bonnes intentions. Elle ne veut pas d'Ellie, ni de personne d'autre. Elle veut juste qu'on lui fiche la paix. Qu'on la laisse marcher sans but, parler seule et frapper le vide. Vivre comme elle l'entend, même prisonnière d'elle-même.
« Je m'en fous, Ellie. Je m'en fous ! » Elle la bouscule pour pouvoir passer et marche rapidement jusqu'au bout de ce couloir, pour échapper à tout ça.