Maelys évitait sa sœur autant que possible. Rien à faire, il y avait toujours un moment où elle croisait son regard, alors, aussi vite qu'elle le pouvait, elle baissait les yeux et se plongeait dans la contemplation de ses chaussures. Elle n'aimait pas ça, cette sensation d'instabilité entre elles deux, ce grand fossé qu'elles n'avaient pu boucher. Lorsqu'elles étaient gamines, leur relation avait été plus que fusionnelle : mais aujourd'hui ? Où en étaient-elles ? Ce n'est jamais facile de vivre avec une jumelle, mais elle représentait bien plus qu'une amie, une confidente pour elle. Elle avait juste envie, parfois, de se blottir dans ses bras, et de lui raconter tous ses soucis du quotidien. Seulement, après ce qu'elle lui avait lancé la dernière fois, c'était hors de question. Il semblait bien qu'elles s'étaient disputées pour un bon bout de temps.

Mae soupira et recompta une dernière fois les bonbons dans sa poche. Elle en avait un pour Cassiopée, un pour Calysa, la jumelle de cette dernière, et un pour elle. Ni plus ni moins. Elle les avait trouvés dans un bocal, dans la cuisine. Elle n'en avait pris que trois, pour ne pas se faire repérer, mais elle y retournerait dès qu'elle le pourrait. En plus ils étaient à la fraise : son parfum préféré. Et puis ça ne serait pas de trop pour supporter les derniers événements. Elle pourrait même parader devant Alice avec ses bonbons, rien que pour la narguer, tiens. C'était certes vicieux, mais à présent que la guerre était ouverte, tous les coups étaient permis. Il n'y avait plus de question d'honneur ni rien de ce genre. Ce n'était même plus une histoire de famille.

La fillette pénétra dans le hall et se dirigea vers un renfoncement dans le mur, qui la cachait à la vue des autres. Elle regarda les gens passer, s'ennuyant à mourir. En réalité, elle attendait Cassiopée. Elle ne lui avait pas donné spécialement rendez-vous, mais à un moment ou un autre les élèves passaient tous par le hall, alors c'était l'endroit le plus propice pour patienter. Elle soupira et se colla contre le mur, observant cette nuée d'orphelins qui vaquaient à leurs occupations. Au final, ils n'avaient pas l'air malheureux, certains riaient même entre eux. En revanche, si Moor était entrée à ce moment-là dans la pièce, la plupart des pensionnaires auraient couiné et auraient pris leurs jambes à leur cou. Maelys poussa de nouveau un soupir.

Il se passa alors un fait intéressant. La porte s'ouvrit, et un gamin blond, accompagné d'un homme et d'une valise firent leur entrée. Après lui avoir parlé, à sa hauteur, le type plus âgé sortit en laissant le garçon dans le hall, livré à lui-même. Mae scruta le hall à la recherche du surveillant qui devait s'occuper de sa visite. Elle attendit une minute, puis deux. Puis cinq. Elle brûlait d'impatience. Lorsqu'elle fut certaine qu'on avait oublié le gamin, elle s'approcha de lui. Assis sur sa valise, il ne faisait pas plus vieux qu'elle, mais il l'était certainement. C'était comme ça, ça se lisait sur son visage. Maelys fronça les sourcils et pencha la tête :

« Salut ! T'attends un surveillant, c'est ça ? En fait, tu peux toujours courir, il viendra jamais. Fie-toi aux professionnels. On est là depuis longtemps. Je peux te faire visiter ! »

Elle sourit. Elle n'y était pas allée par quatre chemin, mais c'était la vérité. Elle était réellement sincère. Elle s'en moquait de ne pas connaître son nom, tant qu'elle avait quelque chose à faire dans cette journée décidément pourrie. Et puis peut-être que Cassiopée viendrait la rejoindre ? Plus on est de fous, plus on rit, aussi fallait-il espérer.

Maelys fixait le garçon, il n'avait pas l'air bien méchant, mais elle se méfiait toujours ; on ne sait jamais à qui on a affaire. Elle savait juste qu'il était nouveau, en-dehors de ça peut-être qu'il était dérangé, que sais-je ? Songeuse, elle se demandait qui pouvait bien se cacher derrière ce masque innocent, elle le dévisageait avec insistance. Mae se demanda si Cassiopée arriverait un jour, ou Calysa, pourquoi pas après tout, elle restait une amie elle aussi. Elle plongea la main dans sa poche et sentit les trois bonbons sous ses doigts, peut-être que le gamin accepterait d'en prendre un en gage d'amitié ? Elle soupira, elle ne savait vraiment pas si ça allait vexer la jumelle de Cassiopée si elle ne lui gardait pas l'un des bonbons. Tant pis, après tout, elle ne serait pas au courant.

La fillette ouvrit la bouche pour répondre, mais une voix l'empêcha de commencer sa phrase. Elle se tourna et sourit, reconnaissant la personne qui s'approchait nonchalamment. Elle était contente de voir sa meilleure amie ici, elle pensait qu'elle n'arriverait jamais. Et puis c'était toujours plus drôle, une visite à plusieurs ! Elles pourraient pratiquer le bizutage, aussi. Enfin, ce n'était jamais très gentil, mais trop méchant non plus. À la limite entre les deux, en fait. Plus innocent que fourbe et prémédité.

« Cassie ! Je te présente, euh... c'est quoi ton nom, en fait ? » demanda-t-elle en s'adressant au garçon.

Effectivement, elle avait un peu oublié de lui demander comment il s'appelait. Mais il n'était jamais trop tard. Elle sourit, elle se voulait rassurante, après tout il devait avoir vécu des expérience traumatisantes, et s'il était ici ce n'était pas pour rien, mais elle avait peur de forcer un peu trop et que cela se voie. Elle se mordilla la lèvre, elle voulait commencer la visite mais elle ignorait si un surveillant allait arriver, il était peut-être en retard, peut-être que cette fois-ci quelqu'un allait vraiment venir, et s'énerver en voyant deux gamines à sa place. Bon, eh bien, elle emmerdait le monde comme toujours. Maelys ne s'en préoccupa pas plus.

« Dis, t'as quel âge ? »

Il paraissait assez jeune, mais il devrait certainement faire partie des rubans rouges, pas assez jeune pour les jaunes ni âgé pour les verts. Mae le scruta de nouveau, il y avait comme quelque chose qui se dégageait de lui, c'était indéfinissable, même pas avec des mots, ni un ressenti. Elle soupira encore une fois, elle sentait une pointe de nostalgie en elle, si elle avait été avec Alice tout aurait été différent, elles auraient ri, elles auraient aidé le garçon à se repérer dans le bâtiment, et le fait qu'elles se soient disputées brisait ses espoirs entièrement, pourquoi avaient-elles réagi ainsi, toutes les deux ? Elles étaient fautives, mais tout se mêlait, la colère, la haine, pour ne former qu'une boule de honte, indivisible, amère, d'amertume.

Maelys était un peu déçue, elle avait cru le garçon plus âgé, mais à vrai dire maintenant qu'elle savait qu'il avait dix ans, elle le voyait plus comme un sous-fifre qu'autre chose. Puis elle se souvint que Cassiopée avait le même âge et que ça ne les empêchait pas de bien s'amuser et de commettre les pires bêtises de l'humanité. Elle réajusta donc son sourire éclatant, pas la peine de cogiter sur des questions aussi futiles, elle s'était trompée et elle le reconnaissait ; il fallait passer à autre chose. Elle jeta un coup d’œil à Cassie, puis à Nathanaël, alternativement, avant de décider que le mieux serait de porter cette grosse valise à trois. Ils ne seraient pas de trop pour aider. Elle soupira longuement, elle ignorait ce qu'elle devait faire avec une telle masse, la laisser là au risque de voir quelqu'un la vider entièrement ou l'emmener dans leur expédition ?

Mais la fillette résolut le dilemme assez rapidement car Cassiopée, impatiente de commencer la visite, leur demanda si ils pouvaient bouger. Mae retrouva son grand sourire, elle avait tellement hâte de s'amuser avec le nouveau, le bizutage ça la connaissait, surtout après toutes ces années de pratique. Elle jaugea une dernière fois la valise, dans ce coin sombre du hall personne ne la remarquerait, et ils iraient la chercher plus tard. D'un regard elle commanda un gamin de se lever de la malle, et sans attendre qu'il obéisse elle s'élança vers la sortie, elle se retourna pour attendre les deux rubans rouges avant de traverser la cour, le soleil pâle atteignait son zénith mais la chaleur demeurait moindre.

« Ta valise ne risque rien », expliqua-t-elle en se tournait vers Nathanaël. « On ira la chercher avec des grands. Elle doit être trop lourde. »

Elle doutait franchement de pouvoir la transporter sur plusieurs mètres sans qu'elle ne tombe une seule fois sur leurs pieds. Cette vision la fit sourire de nouveau, ils n'auraient même pas traversé le hall avec la malle sur le dos, non vraiment, ils étaient trop petits et trop frêles pour ça. Maelys chercha le regard de Cassiopée, un peu de réconfort, parce que faire tout ça sans Alice, sans le partager avec sa jumelle, ce bout d'elle-même, ça lui faisait mal mine de rien, alors elle tentait de camoufler la souffrance par des illusions, des sourires, des éclats de rires. Elle contenait ses larmes. Encore une fois. La faiblesse ce n'était vraiment pas son truc.

Maelys poussa un léger soupir et continua son chemin aux côtés de Cassiopée, songeant que c'était aussi drôle de vivre ça sans Alice, que ça ne changerait rien du tout à leur relation houleuse. N'empêche, elle se surprit à imaginer sa sœur à ses côtés, riant de ses blagues, tentant de la raisonner lorsqu'elle programmer une grosse bêtise ; et Mae dut détourner la tête pour que Cassie ne voit pas son visage attristé. Elle ne pouvait pas faire abstraction du chagrin comme ça. Elle avait même encore quelques hématomes qui assombrissaient son visage et ses bras, restes des violents coups que Alice lui avait donné. Elle aurait aimé s'immuniser de la douleur, se soustraire à tout ce qui l'assaillait en ce moment. Car ça allait fort mal.

Ces pensées accaparèrent si bien qu'elle en oublia Nathanaël, et qu'elle ne le vit pas percuter un grand ni se faire enguirlander. La voix de Cassiopée la ramena à la réalité et elle se retourna en se demandant ce qu'il venait de se passer. Elle se sentait si lasse, tout à coup. Penser à sa jumelle perdue la rendait pleine d'amertume. Elle n'avait plus envie de se changer les idées ni de faire visiter quoi que ce soit à qui que ce soit. Elle voulait juste aller s'écrouler sur son lit et fredonner une comptine dans sa tête, de celles qu'elle chantant étant gamine avec Alice. Et constater combien sa vie avait été morne jusque-là.

Mais elle n'eut pas le temps de déprimer plus longtemps que Calysa déboula à leurs côtés, Maelys retrouva automatiquement le sourire car elle savait que c'était plus qu'amusant lorsque les jumelles Océan se disputaient gentiment, l'une essayant de raisonner l'autre. Mae se mit à songer qu'elle était bien égoïste, et qu'il fallait profiter de la vie jusqu'à la dernière miette pour ne pas atteindre les autres et gâcher leur propre existence. Donc, au programme, la visite. Elle n'attendit pas que Calysa et Nathanaël aient fini de se présenter l'un à l'autre qu'elle attrapa la main de Cassiopée pour la traîner vers les salles de cours. Les deux autres seraient bien obligés de les suivre.

Maelys sourit, elle a envie de bouger, de faire quelque chose, une bêtise, n'importe quoi, pourvu qu'elle soit avec ses amies. Elle veut tout faire pour oublier Alice, oublier les ecchymoses qui parsèment encore son visage, oublier la douleur et la solitude, plus que jamais. Elle en avait besoin, comme une drogue, comme une ancre dans la réalité, il le fallait. Elle se sentait couler, noyée, étouffée, sous les débris d'un bateau déchiqueté par les rochers, sous l'eau noire et profonde, glaciale et inconnue. L'eau. L'eau. Rapport à l'océan. Cassiopée. Tout était lié. Sa seule distraction était Cassiopée. Voilà tout.

Mais non. Parce que bien entendu il y a toujours un frein à tout ça. Calysa, encore tentant de raisonner sa sœur. Pourquoi elle ne venait pas se mêler à leurs bêtises au lieu de faire la morale ? C'était encore plus marrant à trois. Enfin, à quatre, si on comptait Nathanaël. C'était drôle de déranger un professeur en plein cours, surtout s'il s'agissait de Filds. Et pas Filds tout court : Filds enceinte. Un vrai phénomène. Mae avait déjà vu les hormones à l’œuvre et il fallait dire que c'était pas joli joli.

« Moor ne vient jamais s'abaisser à faire sa ronde dans les couloirs, elle réserve ça aux professeurs. Et puis, si son emploi du temps n'a pas changé, elle est en train de faire soigner ses cors au pied au village. »

La fillette grimaça pour illustrer ses paroles. Elle connaissait les horaires de la directrice par cœur, et Cassie les connaissait sûrement. Enfin dans tous les cas, sans s'attarder sur les détails glauques de l'histoire, Maelys arriverait certainement à convaincre Calysa de rester en-dehors de tout ça. Elle se porterait garante s'il arriverait un quelconque problème. Aller à l'échafaud lui changera certainement les idées, et Moor n'aura aucun moyen de pression sur elle. Même si ça serait quand même bizarre de se retrouver attachée à côté d'Alice là-bas. Tellement bizarre.

« Allez, on y va ? » lance Mae avec un sourire.

Tout ce qu'elle veut, c'est oublier. Oublier qu'elle n'est qu'un pion ici, à l'orphelinat, une poupée de porcelaine qu'on cassera dès que le moment sera venu. Une poupée déjà fissurée de toutes parts, prête à exploser. Prête à devenir son seul et pire cauchemar.