Le cahier de Charlie était vide. Il n'avait pris aucune note, mais s'étalaient des gribouillis de Moor, et d'autres orphelins qu'il n'aimait pas particulièrement. Son esprit s'était mis à vagabonder, il avait pensé à Axelle, puis à Violet, sans parvenir à trouver laquelle des deux il appréciait le plus. Puis il s'était mis à discuter avec ses voisins, avait commenté l'allure du prof et ses cours, tout ça sans rien écouter. Tout simplement parce qu'il n'avait pas compris.

La chimie, la biologie, tout ça n'avait jamais été son fort. Il préférait inventer les histoires, manier les mots pour leur faire prendre la forme de son choix, et raconter des légendes aux pensionnaires, qui, cela dit, adoraient ça. Il n'était pas toujours juste dans ce qu'il disait, mais la plupart du temps, il s'inspirait de son entourage. Ça n'était pas bien compliqué après tout. Une fois, la démarche d'un élève lui avait rappelé un mythe de la mythologie grecque, et il s'était empressé de le conter à des amis. C'est ainsi que les histoires fabuleuses de Charlie Smith se transmettaient de bouche à oreille tout le long du bâtiment. Le garçon aimait se donner la réputation de conteur hors pair. Il se targuait d'avoir fait le tour du monde, d'avoir rencontré de grands oracles, mais au final, il n'était qu'un gosse abandonné par ses parents.

Aussi, à la fin du cours, il se leva et se dirigea vers le bureau du professeur. Il n'osa pas l'interrompre parce qu'il paraissait trop occupé, mais au bout d'un moment, constatant que Mr Takayasu ne remarquait pas sa présence, il voulut émettre un petit toussotement pour attirer son attention. Il n'en eut pas le temps. Paraissant gêné par quelque chose, son œil, nota Charlie, le jeune homme s'était levé tout en posant un mouchoir sur son œil. Aussitôt, le déclic se fit dans l'esprit du garçon.

« Oh bordel, vous avez vraiment un œil de verre ? »

Son ton était joyeux, il fixait le prof avec une réelle curiosité, il fallait dire qu'il en aurait des choses à raconter après ça ! Des gens borgnes, avec un œil de verre, on n'en rencontrait pas tous les jours. Il ne laissa aucun silence s'installer et reprit, frénétique.

« C'est vrai que vous le laissez tremper tous les soirs dans un verre d'eau, hein ? Oh, et vous voyez pas avec, c'est ça ? C'est pas un œil électronique ? C'est juste pour faire moins chelou hein ? Dites, comment vous vous êtes fait éborgner ? Parce que bon je... »

Il se tut et rougit. Ça n'était pas une question qu'on posait comme ça, et encore moins à un professeur. Il ne parlait pas de la pluie et du beau temps, mais de quelque chose de grave, beaucoup plus grave, dont ce brave homme n'avait pas forcément envie de se souvenir. Il balbutia quelques excuses confuses, mais en gardant le regard rivé dans celui du professeur, sans perdre contenance.

Charlie se rembrunit. Il n'aimait pas recevoir des reproches, surtout quand ils étaient vaseux, et ne pas savoir ce que pensait le prof le rendait encore plus nerveux. Il avait sûrement fait baisser son estime. Il s'était montré trop curieux, et, encore une fois, il payait l'addition. Lorsque le bonhomme plutôt sibyllin posa une main sur son épaule, il se dégagea, un peu trop brusquement à son goût.

« Je sais m'sieur. Z'êtes pas obligé de le rappeler. »

Il fronça les sourcils pendant que Takayasu retournait à son bureau corriger ses copies. Non, il n'en avait pas fini lui, il voulait des réponses sur le cours, il voulait comprendre pour une fois. Il s'approcha silencieusement, puis déclara sans mentir :

« Je vous l'ai dit, je suis désolé. Je me suis laissé dépasser par ce genre de trucs. Maintenant... ça vous dérange pas d'expliquer votre cours ? J'ai rien compris en fait. Je venais vous voir pour ça. »

Il était sincère ce brave Charlie, et c'était bien son genre. Un peu rustre, emballé par presque rien, non vraiment, il ne manquait pas de culot non plus ! Enfin bref, c'était le Raconteur, celui qui parlait à tors et à travers pour un oui ou pour un non, celui qui invente des légendes mystiques ou qui les raconte, en somme, un type plutôt banal doué de charisme. Charlie c'était Charlie, que voulez-vous !

Et là, il voulait simplement qu'on lui explique. Il prit un air innocent et sourit pour se faire pardonner, enfin, parce qu'il était certain qu'il avait ravivé des souvenirs chez le prof et ça n'était pas de bonne augure. Mais lui avait déjà tout oublié. Eh oui, on ne change pas Charlie.

Charlie soutint le regard du professeur sans la moindre gêne. Baisser les yeux reviendrait à se soumettre. Et il ne comptait pas le faire. Garder les yeux rivés dans ceux du jeune homme, c'était un acte de défi, mais il l'avait choisi et il était trop tard pour reculer. Même si c'était un adulte et qu'il lui devait un minimum de respect.

« J'ai pas compris le cours en entier. J'ai essayé de comprendre, hein, faut pas croire, mais... »

Le prof admit ensuite que ses explications étaient maladroites. Aussitôt, Charlie se mit à bouillonner de questions. Takayasu avait été nommé par le rectorat, il avait eu son diplôme, et il qualifiait ses explications de maladroites ? Ça n'avait pas de sens. Pas pour Charlie.

« Nan, c'est pas vous, c'est moi. J'ai pas le cerveau approprié pour comprendre la chimie. »

Obéissant au prof, le garçon fit quelques pas et saisit la chaise la plus proche. Il la déposa aux côtés de l'adulte, mais à une distance bien définie. Tant pis s'il ratait le déjeuner, il y avait plus urgent. Comme comprendre le cours de chimie. Il sourit, puis cala ses mains sur le bureaux, certain que maintenant, tout serait plus facile.

Charlie n'était pas doué pour les sciences en général. Quand il s'agissait de langues, ou de français, il était excellent, mais pour le moment, il était plutôt perdu. Les calculs et les formules se mélangeaient dans sa tête, il ne faisait aucune différence entre elles. Pour lui c'était un vide total, un brouillard irrémédiable. Et cela, c'était incontestable. La chimie, ça le dépassait totalement.

« Non, c'est pas le cours que j'aime pas. C'est tous ces chiffres qui me déstabilisent. »

C'était la stricte vérité. En soi, le cours permettait de bavarder avec les voisins, de dessiner. Mais en aucun cas Charlie n'aurait songé à travailler, et quand bien même il l'aurait fait, il n'aurait pas réussi. Il s'était entiché de la littérature et n'en démordait pas, pour lui les sciences c'était plus qu'inutile. Il racontait des histoires, pas des opérations compliquées.

Le garçon se vit expliquer le cours du début à la fin, de A à Z, avec les détails et les exercices en prime, et ce ne fut que vers la fin qu'une lueur apparut au bout du tunnel. L'heure était passée, il avait faim, mais il avait compris. Reconnaissant, il sourit, et le cerveau bien embué, se leva. D'un ton solennel, il remercia le professeur.

« Je vous remercie monsieur. Je crois avoir saisi le truc. Il faudrait que tous les profs fassent ce genre de cours... ça serait plus intéressant. »

Il attendait une suite, peut-être qu'une conversation allait s'enchaîner, auquel cas il pourrait s'informer sur la vie de Mr Takayasu, il pourrait en savoir plus sur son œil de verre, il pourrait raconter des histoires à la nuit tombée et lancer des rumeurs. Et il s'en régalait d'avance. On ne change pas Charlie en un jour.

Charlie passa une main dans ses cheveux. Il commençait vraiment à apprécier ce prof, et puis il le trouvait très logique dans sa manière de fonctionner, vraiment Moor avait fait le bon choix en l'engageant. Il n'arrivait juste pas à déterminer s'il devait le considérer comme un ami, puisque leur différent au début de ce cours particulier avait altéré considérablement sa bonne humeur. Et bien qu'il l'ait retrouvé, il restait toujours inquiet quant au fait que le prof pouvait piquer une nouvelle crise. Même s'il restait positif, ou du moins essayait.

« Ah, ouais, on pourra organiser ça à l'avance. Je pourrais essayer de rameuter quelques potes, non ? Ça serait plus efficace. »

Un grand sourire innocent, un. Charlie ne comptait pas mettre la pagaille, il aimait juste rendre service aux autres en faisant d'une pierre deux coups. Et puis ça lui permettrait de rester avec ses amis tout en travaillant. Ça n'était pas fantastique ? Oui, une bonne idée, pour une fois. Son cerveau réfléchissait (pour une fois), et mettait en place plusieurs scénarios dont il avait le secret. Au fond, le jeune homme était quelqu'un de très réfléchi, et surtout, qui apposait toujours des thèses et raisonnements logiques. Malgré les légendes peu crédibles qu'il racontait le soir, il restait assez spécial.

« Du japonais ? Oh mais ce serait génial ça ! J'ai toujours rêvé d'apprendre le jap ! »

Il avait pris le prof au sérieux et le fixait avec des yeux émerveillés. Il avait toujours voulu être bilingue, ou trilingue, ou plus même, et c'était la bonne occasion. Il n'avait pas compris que c'était une plaisanterie et croyait dur comme fer que le prof avait proposé ça très sérieusement. Son sourire était donc celui d'un gamin émerveillé, qui voit son rêve devenir réalité. Et puis pourquoi pas ?

Charlie était très enthousiasmé par l'idée du professeur, quand bien même il n'avait toujours pas compris qu'au départ, c'était une simple plaisanterie. Il est comme ça Charlie, faut pas trop se poser de questions. Tout sourire, il comprit que Mr Takayasu avait fait table rase et qu'il ne lui en voulait plus, du moins pour l'instant. Ce qui est fait est fait, mais on peut toujours le défaire. C'est sur cette perspective rassurante que le garçon posa ses coudes sur le bureau et répondit :

« J'ai quelques amis qui seraient ravis de venir au cours. »

En pensant aux leçons de japonais, il songeait à quelque chose de clandestin, dont Moor ne saurait rien. Il faudrait que ses amis soient discrets et que quelques fayots ne traînent pas dans les couloir. Ils ne pouvaient pas faire de ce cours quelque chose d'officiel, il était certain que la directrice refuserait. Il était donc tout dans leur intérêt de faire ça au noir, façon de parler. Charlie acquiesça, un air très sérieux scotché au visage.

« Cela va de soi. »

Il respecterait sa parole, c'était quelqu'un de loyal et fidèle. Il savait qu'il pouvait toujours faire des erreurs mais il s'excuserait en temps et en heure, même si cela pouvait affecter sa dignité. Au fond il ne s'en souciait peu, il savait qu'il était populaire et que rien ne viendrait gâcher son image tant qu'il continuait à entretenir les rêves et espoirs des orphelins grâce à ses histoires. De bien belles histoires, mais elles étaient fictives, et pourtant Charlie ne voulait pas briser les certitudes qu'il avait lui même bâties.

« Non, le genre de cours qu'on vient de faire, Moor ne voudrait jamais que vous m'appreniez le nippon. Et puis vous n'êtes pas diplômé pour ça, si ? »

Charlie n'attendait pas vraiment de réponse. Il savait qu'elle serait négative de toute façon. Il lui fallait simplement assurer ses arrières et tout se passerait bien. Il n'avait pas envie de se retrouver à l'échafaud. Le garçon sourit encore, plus rassuré. Il était discret, ses amis aussi. Il n'avait pas à s'en faire. En fait, il n'avait jamais eu à s'en faire, il s'en tirait toujours.

Charlie était enthousiaste, c'était un beau projet et il aimait l'apprentissage d'une langue, quelle qu'elle soit. Et puis c'est pas tous les jours qu'on a un professeur de chimie japonais et qui peut vous donner des cours particuliers sur ces deux matières. Il ne regrettait décidément pas d'être resté à la fin du cours, il était même heureux comme un pigeon. (parce que oui les pigeons sont heureux, je fais même partie d'un club pigeonneux où tout le monde fait des blagues racistes sur les colibris /PAN/ et ceci n'a aucun putain de rapport avec le sujet)

Le professeur acceptait, donc. Et ça ne faisait que rendre Charlie plus souriant, il avait déjà oublié leur accroc du début, l’œil de verre, tout ça. Même si ça ne faisait que piquer sa curiosité ! Et les cours permettraient d'en apprendre un peu plus sur le prof... s'il voulait bien parler. Mais avant ça, il faudrait peut-être gagner sa confiance, peu à peu. Mais ça ça ne serait sûrement pas difficile, non ?

Takayasu lui tendit alors une feuille vierge (VIERGE?!) et Charlie commença à écrire dessus les noms de ses camarades qu'il savait intéressés, ainsi que leur emploi du temps, etc. Puis il nota sur la feuille que ça serait bien une semaine sur deux, et il sourit une fois la fiche remplie. Il posa le stylo et remercia plusieurs fois le professeur avant de remettre la chaise à sa place et se prendre son sac. Il avait le ventre vide, mais aussi la promesse de suivre des cours intéressants, et ça ça n'était pas négligeable.

Il quitta donc la pièce, songeant que cela serait miraculeusement bien si Salomé pouvait venir, elle aussi.