Nicky jeta un dernier coup d’œil au bâtard qui dormait contre les racines d'un arbre. Sa jambe était immobilisée par une attelle et il se retournait en gémissant dans son sommeil, mais il allait bien mieux que les premiers jours. Le garçon avait baptisé le corniaud Manchee, même s'il aurait été incapable de dire pourquoi. Il l'avait trouvé au milieu de la clairière, la patte arrière en sang, sans doute blessé par un piège de chasseur. Nicky, bonne âme, avait décidé de le soigner et avait appelé Athaine à la rescousse, qui l'avait beaucoup aidé. Il lui en était très reconnaissant, d'autant plus qu'il connaissait son côté fayot et que pour l'instant, elle n'avait rien balancé aux autorités.

Le ruban jaune quitta donc la clairière qui lui était devenue si familière les derniers jours, et s'enfonça entre les arbres. Il connaissait le chemin par cœur, aucun risque qu'il se perde. Il avait décidé de mettre à profit cet après-midi de libre pour se rendre à la bibliothèque. Là-bas, il en apprendrait sûrement davantage sur la manière de soigner et nourrir un chiot presque adulte. Au pire, il pourrait aller à la bibliothèque du village. Mais il était certain de trouver son bonheur à l'orphelinat, il ne se faisait pas de mouron.

Il se tailla un passage pendant quelques minutes dans la forêt puis déboucha enfin devant le portail. Il l'ouvrit discrètement et ne put s'empêcher de faire la grimace en entendant le grincement atroce qui se manifestait dès qu'on touchait à cette maudite porte de fer. Il galopa jusqu'à l'entrée, des feuilles dans les cheveux et de la terre entre les ongles. Lorsqu'il s'en rendit compte, il se stoppa net, mais choisit de hausser les épaules et entra dans l'orphelinat. Tant pis pour sa pomme si Moor déboulait et l'accusait d'avoir traîné dans la forêt. Il n'avait pas que ça à faire.

Nicky se précipita vers la bibliothèque en se faisant le plus discret possible. À l'intérieur de la pièce, l'atmosphère était paisible comme nul part ailleurs. Cette sensation de tranquillité et de réserve, avec tous ces effluves d'encre et de papier, c'était agréable. Cette pièce avait été agencée pour apporter paix et bien-être à ses visiteurs. Le gamin traversa la pièce vers ce qu'il savait être le rayon sur les animaux. Il se trouvait à côté de celui sur la médecine, il n'aurait donc qu'à faire quelques pas s'il ne trouvait pas quelques chose dans cette rangée-là.

Le garçon commença à éplucher quelques gros bouquins, puis reconnut qu'il était difficile de les tenir entre ses petites mains, aussi décida-t-il d'emporter les plus intéressants dans le dortoir et les feuilleter là-bas à sa guise. On ne se douterait de rien, les autres trouveraient ça normal qu'un gamin s'intéresse aux animaux et à ce qui l'entoure. Nicky avait donc pris sa décision. Il posa quelques volumes sur une table et partit en quête d'autres documents. Lorsqu'il passa au rayon médecine, il n'eut pas le temps d'aller plus loin car quelque chose lui fonça dessus. Il eut l'impression de rouler durant des lustres sur le sol, alors qu'en fait c'était la salle qui tournait comme une toupie.

Un visage se pencha vers lui. Il plissa les yeux, mais ne distingua aucun de ses traits. Il avait envie de vomir, il voyait tout flou et il lui semblait avoir pris un gros coup sur la tête et le nez. Bon dieu, ce que ça faisait mal. Son sang pulsait de partout et il ne sentait plus les endroits douloureux de son corps. Après quelques secondes d'immobilité, il se releva doucement, encore un peu sonné, et s'agrippant aux étagères. Il passa une main sur son front et fixa la personne qui l'avait bousculée. Elle s'était excusée, mais elle-même semblait avoir des difficultés à voir. Sûrement le choc. Une fois que ça serait passé, elle réussirait à attraper son livre.

Nicky observa l'étrange spectacle durant quelques minutes avant de se décider à intervenir. Quelque chose ne tournait pas rond. Cette jeune fille n'y voyait pas très clair et cela devait être habituel. Pris de pitié, le garçon se baissa et ramassa le livre en souriant. Il le tendit à l'autre, puis soupira.

« Hé, madame, le voilà votre livre. Vous vous sentez bien ? Hé, c'est quoi le glau... glauco.. glaucome ? », déchiffra-t-il en fixant le titre du gros livre.

C'était sûrement le nom d'une maladie bizarre, dont elle devait être atteinte ou quoi. Il fixa ses beaux yeux, elle devait être asiatique, c'était même certain. Et pourtant Nicky la trouvait déjà sympathique, il n'aurait su dire pourquoi.

Nicky était reconnaissant envers la jeune fille, parce qu'elle parlait avec des mots simples, pas comme dans tous ces livres compliqués qu'il y avait ici. Il sourit, il était content de l'avoir rencontré, et l'insouciance des enfants y était pour beaucoup. Le garçon commençait à bien l'aimer, et il trouvait charmant son petit accent dans sa voix, même s'il ne savait pas d'où il venait, si ce n'est de l'Asie. Nicky n'était pas excellent en géographie mais connaissait les continents un minimum, par contre il aurait été incapable de donner le nom de tous les pays. Il n'en connaissait que quelques-uns, les plus importants, et encore, il avait du mal à retenir les noms.

Cependant, au fur et à mesure des explications, le gamin prit un air choqué. Cette maladie était tout simplement horrible. Il ne pouvait pas penser que ça existait, c'était impossible. Mais aussitôt les pièces du puzzle s'emboîtèrent dans sa tête et il comprit beaucoup plus de choses que quelques secondes auparavant. Il laissa la jeune fille lui ôter les feuilles de ses cheveux et lui sourit gentiment. Tout en lui évoquait une âme pure et simple, tout bonnement. Il répondit avec l'innocence d'un enfant :

« Et donc c'est pour ça que vous n'arriviez pas à ramasser votre livre ? Parce que la maladie vous mange les yeux ? Ce... C'est tellement affreux. J'espère que vous ne serez jamais totalement aveugle. »

Nicky était sincère, il était peiné pour cette jeune fille qui devrait vivre avec cet handicap, il ne supportait pas l'injustice, et il n'aurait jamais souhaité ça à quiconque, même à son pure ennemi. Il se promit alors qu'il ferait tout pour l'aider dès qu'il l'apercevrait quelque part, même pour de petits gestes sans importance. C'était sa manière à lui de montrer son affection, mais aussi de ne pas se sentir impuissant face à la misère du monde. Il était bien jeune pour penser ça, mais c'était bien la réalité, il faut l'avouer. Puis bien vite il retrouva son sourire et le monde parut beaucoup lumineux que quelques instants plus tôt.

« Au fait, je ne vous ai pas dit mon nom. C'est Nicky. Et vous ? »

Il avait retrouvé un grand et beau sourire, il voulait mettre la ruban blanc à l'aise. Peut-être même qu'elle ne le voyait pas, à cause de sa maladie, peut-être qu'elle faisait des efforts inouïes pour ne serait-ce que percevoir les feuilles dans ses cheveux et les lui enlever. Dans tous les cas Nicky la trouvait très sympathique, et s'il avait voulu avoir une grande sœur, il en aurait souhaité une comme elle.

Alors tout était perdu. La jeune fille deviendrait aveugle et personne n'y pourrait rien. Moor devait avoir plein de fric en poche, pourtant ! C'était tellement absurde. De l'argent. Il suffisait d'argent et elle serait guérie. Une flamme passa dans le regard de Nicky. De la colère. De la rage, plus que ça même. De la haine pour cette société, de monde injuste. Pour la lâcheté des gens devant les épreuves. Leurs réactions face aux handicaps quotidiens. Oh comme il haïssait les hommes, la terre entière ! Ce côté rebelle n'était éveillé que rarement, et là c'était la ruban blanc qui en était la cause. Seulement elle. Mais ça suffisait.

Alors Nicky eut une idée, une idée qui lui parut brillante. Si brillante qu'il sourit aussitôt, chassant les éclairs de ses yeux et son expression assombrie. Un sourire si innocent, si pur, si neuf, qu'on aurait pu croire à ce qu'il croyait, à ses idéaux. À ses utopies. Il sortit gaiement de sa poche quelques pièces qu'il avait économisées depuis des mois et des mois. Elles représentaient tout sa fortune, ses seuls biens. En tant normal, il ne s'en séparait jamais. Mais là, il était trop révolté pour l'injustice. Il tendit les pièces avec un air qui ne prêtait pas à rire.

« Tenez, c'est pour vos yeux madame, pour qu'ils guérissent. »

« Madame », « vous ». Tant de respect dans sa voix, d'admiration. Oui il l'admirait pour sa joie de vivre et les conditions de vie dans lesquelles elle vivait. Elle tenait bon, chaque jour, encore, et comme elle l'avait démontré en tentant de ramasser son livre, elle n'abandonnait rien. Et c'était ça que le garçon appréciait énormément chez elle : sa force de caractère, sa détermination. Limite ç'en était effrayant.

« Pan Da ? Oh c'est drôle ! Comme l'animal. Un panda c'est mignon, comme toi... »

Il rougit. Oui, Nicky venait de faire un compliment, et il rougissait. Quoi de plus normal quand on est un gamin et qu'on dit à une jeune fille qu'on la trouve jolie. Eh bien il en était de même avec Nicky, voilà tout. Il faut pas se poser de questions quand à la simplicité des enfants, c'est trop compliqué pour de simples mortels. Et trop adorable aussi (je pensais jamais dire ça de ma vie...).

Le garçon avait toujours rêvé d'avoir un grand frère ou une grande sœur pour se confier, lui et ses doutes. Et il faisait assez confiance – raisonnablement, du moins – à Pan Da pour lui avouer qu'il soignait un corniaud blessé dans la forêt, d'où les feuilles qui s'étaient emmêlées dans ses cheveux. Il prit une grande inspiration avant de faire sa confession. Il trouva un peu de courage en lui avant de chuchoter sur le ton de la confidence :

« Ne le dis à personne, mais je cherche des informations sur la manière de s'occuper d'un chien. J'en ai trouvé un qui était blessé dans la forêt, et je le soigne grâce à une amie. »

Puis il sourit et recula de quelques millimètres, histoire que la jeune fille puisse encaisser le choc. C'était formellement interdit de s'occuper d'un quelconque animal de compagnie. Interdit. Et pourquoi Nicky avait bravé le règlement, et Moor avec, et il en était plutôt fier. Mais mettre Pan Da au courant signifiait aussi en faire sa complice... ce qu'elle n’apprécierait pas forcément.

Nicky le gentil. C'était toujours comme ça : il était adorable, il était gentil. Il l'entretenait ça. Tout le monde le trouvait craquant. Et si ça en devenait lassant à la longue, il n'était pas peu fier des compliments qu'il recevait. En retour, tout le monde était attentionné avec lui. Ça lui plaisait énormément. Par exemple, Athaine se faisait toujours traiter de peste et de fayotte, mais c'était parce qu'elle le méritait : c'était juste sa façon d'être, de vivre. Il y avait tout un tas d'autres exemples, alors la vie était juste envers lui : il était mignon, et on l'était aussi avec lui. C'était sûrement la seule justice en ce monde, d'ailleurs.

Nicky eut un grand sourire lorsqu'elle lui prit l'argent. Et un encore plus grand, si c'était possible, lorsqu'elle le serra contre elle. Le gamin était aux anges. Il venait de lui faire plaisir et c'était sans doute le plus beau des cadeaux à ce stade-là de sa maladie. Il donnait de la bonne humeur : c'était ça sa qualité principale. Il redorait les bouts de vie des gens. Un enfant, aussi innocent soit-il, a toujours des effets bénéfiques sur son entourage. C'était ce qui arrivait à Nicky. Il ne s'en rendait pas vraiment compte, pour lui, c'était naturel. Mais ces petits bouts de vie des gens, ça changeait tout.

« Tu sais, cet argent sera plus utile dans ta poche que dans la mienne. »

Il souriait ; un vrai petit rayon de soleil. Le garçon regarda son argent disparaître dans la poche de Pan Da et il ne put s'empêcher d'avoir un petit pincement au cœur. Il avait économisé pour acheter à manger à Manchee, et voilà qu'il laissait son argent partir. Enfin bon c'était pour la bonne cause, mais c'était quand même des sous de perdus. Non, non, pas perdus. Pan Da n'en ferait pas n'importe quoi. Nicky retrouva rapidement son optimisme, et vérifia rapidement que personne ne les écoutait. Parce que bien souvent, quelqu'un se trouvait derrière les rayonnages... et écoutait. Non, il ne fallait rien laisser au hasard.

« Justement ! On aurait besoin d'une attelle efficace... Athaine a tenté le coup mais je ne suis pas sûr que ça soit vraiment utile... »

Nicky fit la moue. Il ignorait si Pan Da était une spécialiste dans ce genre de choses, mais il ne pouvait que l'espérer. Alors il croisa les doigts derrière son dos en arborant un grand sourire innocent, tout content que quelqu'un puisse lui venir en aide.

Nicky ne se rendit pas compte que l'argent qui venait de disparaître dans la poche de Panda se matérialisa dans sa propre main quand la jeune fille lui donna un billet. Il le fixa, des étoiles dans les yeux, avant de le fourrer dans sa poche, tout sourire. Il allait pouvoir s'acheter des tas de bonbons avec ça ! Ou alors à manger pour Manchee ? Il ne savait pas trop. Un dilemme se mit soudain à le tirailler, entre son altruisme et son égoïsme. Il se dit finalement que cela servirait mieux au chien qu'à lui. Ce fut donc décidé.

Nicky raconta alors la suite de l'aventure de Manchee à Panda, en qui il faisait aveuglément confiance. Il savait que les grands avaient toujours des solutions aux problèmes, alors son amie saurait bien faire une attelle qui tiendrait. Il n'était pas question d'aller chez le vétérinaire de toute façon, car les orphelins n'avaient pas le droit d'avoir des animaux, et les villageois le savaient bien. Alors si Nicky ne voulait pas se faire repérer, il devait garder ça secret et soigner le corniaud en cachette. Comme un grand. Il avait neuf ans après tout ! Alors il secoua la tête à la proposition de la jeune fille.

« Non non, pas un docteur. Y a des grands qui sont gentils comme toi, mais y a d'autres qui sont aussi méchants que Moor. Alors faut pas voir de docteur ! Faut s'en occuper nous-mêmes. »

On n'est jamais mieux servis que par soi-même... Nicky fronça les sourcils. Qui lui avait dit ça ? C'était certainement quelqu'un de son entourage. Oui, Athaine, sûrement. Ça correspondait bien avec sa personnalité. Le gamin soupira un instant, face à une impasse. Il se tourna vers le rayon de médecine et décida de fouiller un peu là-dedans. Il doutait que Panda puisse l'aider, alors il s'apprêtait à faire ça tout seul. Il n'en voulait pas à la jeune fille après tout.