16 piges maggle - 25 janvier 1977

Je l'avoue, je me trouve plutôt jolie. Mais ce serait tomber dans la vanité, alors j'évite. Mes cheveux bruns me retombent sur les épaules, plus bouclés qu'autre chose, et j'ai un visage fin et éclairé. J'ai des yeux, magnifiques à ce qu'il paraît, d'un bleu profond, et j'adore embêter les autres avec mon regard « flippant » selon eux. Quand je souris – ce qui devient plus rare depuis la mort de mes parents –, j'ai de petites rides au coin des yeux ; il paraît que j'ai un sourire contagieux. Même si j'ai un visage que je m'applique à garder austère, je suis quelqu'un de très rieur quand j'ai confiance. Ma voix m'a appris à me donner confiance en moi, mais malgré ma gaucherie, je peux dire que je m'en sors pas mal. Concernant mon corps, je ne suis ni trop grande ni trop petite, mais j'ai une fâcheuse tendance à me courber un peu trop en avant. J'ai des courbes plutôt normales pour une fille de mon âge, et je vais essayer de ne pas me plaindre de la grosseur de mes cuisses.

J'ai dû tomber de mon berceau quand j'étais petite, ou énervé un dieu dans mon enfance, parce que non seulement je n'ai même pas deux mains gauches, mais deux pieds gauches à la place des mains.
Ma mère a dû mal me faire. Je suis du genre à tomber dans les escaliers parce que j'ai oublié qu'ils étaient là. Tout ce qui se retrouve dans mes mains a propension à tomber au sol, et, bien souvent, à se briser.
On dit souvent de moi : « elle est pas finie celle-là », ou encore « elle est née le cerveau à l'envers », et je crois sincèrement qu'ils ont raison. Je suis le genre de fille amorphe qui vous calcule même pas, et qui, à vrai dire, s'en fout complètement.
Votre vie ne m'intéresse pas. Je suis mon propre chemin sans m'occuper des autres. Ça vous va ?
Le seul talent dont on semble m'avoir doté est le chant. C'est ma passion. En fait, je chante depuis que j'ai huit ans. J'ai essayé la danse classique, aussi, mais j'ai abandonné. Ça devenait catastrophique.
Et même si j'ai pu me casser plusieurs fois le bras, attraper douze bronchites et cracher mes poumons dès que je marche un peu trop, je n'ai jamais arrêté de faire travailler ma voix.
Parce que j'aime ça. Parce que c'est mon identité et qu'on peut lire toute ma vie dans ma voix.
Vous l'aurez compris, je ne suis pas vraiment affable. Je n'ai presque pas d'amis, et quand j'en ai, ils regrettent souvent de traîner avec moi.
J'aime ma solitude. J'aime ma voix. J'aime chanter quand je suis seule, quand je suis sous la douche, quand je suis devant une foule ou sur la scène.
Ce n'est jamais arrivé mais c'est mon souhait.
Chanter pour faire rêver non seulement moi, mais aussi les gens qui m'entourent.

Ma vie est un sourire douloureux.
Oui, on pourrait réellement la qualifier ainsi. Le sourire pour les joies, la douleur pour les peines. Comme dans toutes les vies, il y a des vagues, des hauts et de bas, mais ne vous attendez pas à une histoire extraordinaire.
Je suis simplement née dans un hôpital. Étonnant, non ? Vous vous attendiez à quoi au juste ?
J'ai dû être un beau bébé rose et vagissant, enfin ce sont mes parents qui s'en souviennent, pas moi. Mes géniteurs n'avaient pas encore eu d'enfant et j'étais la première. Moi, l'aînée.
Vous vous rendez compte ?
Mon père et ma mère étaient fiers de moi, jusqu'à ce qu'ils comprennent que je ne pourrais pas marcher avant mes trois ans. J'étais vraiment trop godiche pour ça.
Tout ce qui se retrouvait dans mes mains tombait au sol, et j'ai failli mourir par deux fois. Enfin, je dis deux parce que ça sonne bien dans la phrase, mais j'ai dû manquer de crever de nombreuses fois.

En-dehors de ma maladresse, j'ai eu une enfance paisible. Sont arrivés après moi deux petits garçons, des jumeaux, puis une petite fille et enfin, un dernier petit gars. Heureusement pour eux, ils n'étaient pas dotés des mêmes défauts que moi et leur enfance s'est très bien passée.
En parallèle, je grandissais, je devins une jolie fille toute rondelette. J'étais la princesse de mes parents. Je l'avoue, j'ai été gâtée. Mes géniteurs aimaient tous leurs enfants et les choyaient comme une vraie famille royale.
Je ne devrais pas me plaindre. Mais ma vie s'est vite compliquée lorsque le chant est apparu.

J'ai au début essayé de faire comprendre à mes parents que c'était sans doute la seule qualité dont dieu m'avait dotée, et que je devais l'exploiter à fond. J'ai tout essayé ; ils n'ont rien voulu entendre. Alors, pour ne pas faire de gâchis, et surtout parce que j'aimais – et j'aime – toujours ça, je me suis mise à chanter en secret, à chaque fois que je le pouvais.
Sous la douche, seule chez moi, à l'école...
Bref, le chant est vite devenu mon quotidien. J'apprenais des chansons et je les fredonnais, hurlait, murmurait, selon l'endroit où je me trouvais.
Et puis un jour, le professeur de chant du collège est venu me voir. Il m'a proposé de faire partie de la chorale et sans hésiter j'ai accepté.
Quelques semaines plus tard, ledit prof allait voir mes parents. Je ne sais pas ce qu'il leur a dit, mais ils en sont sortis, convaincus que j'allais devenir une star mondiale de la chanson.
Ce fut l'une des périodes les plus heureuses de ma vie. J'étais tellement contente que mes géniteurs acceptent enfin ma passion que j'en oubliais l'important : travailler.
Mes notes chutaient dangereusement. Mes parents m'ont obligée à tout rattraper et j'ai réussi à passer à la classe supérieure, de justesse. Je réussissais partout. Mes géniteurs étaient fiers de moi. À la fin de l'année, lors du spectacle, j'avais même le premier rôle...
J'ai brillamment passé cette épreuve. C'était un réel obstacle pour moi puisque c'était la première fois que je chantais en public. Je ne me suis pas ridiculisée. Embarquée dans mon chant, je planais sans prendre garde à rien du tout. Je souriais, ma famille aussi ; bref, j'étais heureuse.

Mais tout se compliqua lorsque, un an après mon entrée au lycée, j'appris une terrible nouvelle.
On me l'annonça crûment, un peu du style : « Tes parents sont morts, chérie. Maintenant tu vas devoir te débrouiller toute seule ma fille. »
J'ai passé une semaine en famille d'accueil, séparée de mes frères et sœur, et maintenant je suis en route pour l'orphelinat Moor.