Cela faisait quelques jours que le jeune homme avait rencontré Rose, et depuis, elle ne l'avait pas rappelé. Il commençait à croire qu'elle l'avait oublié, mais cela ne l'affectait pas trop. Même si la jeune pédiatre ne le laissait pas indifférent, il était certain que ça n'avait été qu'une rencontre passagère, et que si ça avait été sérieux, ils se seraient revu depuis, même par hasard.

Les mains dans les poches, en sifflotant, Mat marchait tranquillement dans les bois qui entouraient l'orphelinat. Il avait l'impression qu'il se passait des choses étranges, là-bas, mais il n'allait pas dans la forêt pour épier le pensionnat, mais plutôt pour se détendre. Les troncs étant plutôt serrés, il y faisait trop sombre pour prendre des photos, alors le photographe se faisait que se promener afin d'éclaircir ses pensées.

Les feuilles qui jonchaient le sol crissaient sous ses pas et une brise fraîche caressait son visage tandis qu'il progressait lentement entre les arbres. Parfois, il percevait des cris d'animaux et des gazouillis d'oiseaux, mais il n'en tenait pas compte, se contentant de vider son esprit de toute pensée obsédante. Ça lui ôtait souvent un grand poids de la poitrine, et ça lui permettait de mettre tous ses soucis de côté.

Pendant quelques minutes, il marcha lentement dans la forêt, n'écoutant que sa respiration et les battements de son cœur, lorsqu'il entendit une branche qui se brisait sous le pied de quelqu'un. Il pila net, attentif à ce qui se passait autour de lui, et aperçut une ombre entre deux arbres. Il s'approcha silencieusement et observa l'intrus. Il reconnut une silhouette familière, très familière.

C'était Rose. Elle était seule et semblait désorientée. Qu'est-ce qu'elle venait faire ici ? Fuyait-elle quelque chose, quelqu'un ? Pourquoi n'était-elle pas dans le village ? Toutes ces questions – et bien d'autres – obsédaient maintenant Mat, qui s'était appuyé contre un tronc. Il sourit, et s'éclaircit la gorge pour que la jeune femme se retourne.

« Tu parais bien perdue... »

Il haussa les sourcils, attendant une réponse claire et précise. De toute manière, si elle était venue ici pour travailler ou faire tout autre chose illégalement, il le saurait aussitôt. Mat savait décrypter les émotions, le visage et le corps, et dénichait facilement les menteurs.

Pour une surprise, c'était une surprise, et une bonne. Rose expliqua aussitôt pourquoi elle n'avait pas pu l'appeler, ce qui étonna Mat. Elle n'avait pas vraiment besoin de se justifier... Il la rassura d'un sourire, passa une main dans ses cheveux avec un naturel déconcertant – et c'est ce qui faisait son charme – puis déclara :

« Ce n'est pas grave, mais cette fois j'aimerais que tu ne perdes pas mon numéro... »

Il sourit, sortit une carte où étaient inscrits ses coordonnées de sa poche, et la tendit à la jeune femme avec un clin d’œil complice. Il ne savait pas où ça le mènerait, mais une amie n'était pas de trop, n'est-ce pas ? Mais n'étant pas foncièrement stupide, il avait compris le petit manège de Rose, et le fait qu'il l'avait fait fondre dès le premier regard. Cette pensée le mit mal à l'aise, alors il cessa d'y penser. Mat demanda :

« Alors, qu'est-ce que tu deviens ? »

Pour sa part, tout allait bien. Les photos qu'il prenait de cette île faisaient la satisfaction de ses clients, et ceux-ci se battaient pour avoir les meilleures, bien évidemment en payant cher, très cher. Le jeune homme ne s'en plaignait pas, mais il commençait à avoir les nerfs à fleur de peau dès qu'il voyait un de ses clients récidivistes devant le local qu'il louait, à 8 heures du matin.

« Au fait, je ne t'avais pas demandé... C'est une fille ou un garçon que tu as ? »

C'était une question légitime, et puis c'était aussi un peu pour engager la conversation ; mais également pour se rappeler que Rose n'était pas totalement disponible, et qu'elle avait des gosses sur les bras. Ça lui permettait de percuter la réalité, et de ne pas trop se faire des idées...

Mat sourit à sa remarque. Lui non plus, il ne lui était pas arrivé grand-chose, d'ailleurs... Enfin, dans un sens, si. Ses clients le harcelaient, le houspillaient, et il était crevé, mais ça allait, sinon. Le jeune homme glissa ses mains dans ses poches et répondit d'un air nonchalant :

« Oh, tout baigne... »

A la question suivante, Rose éclata en sanglots. Surpris, Mat ne réagit pas, et se contenta de la fixer d'un air désolé pendant qu'elle débitait ses explications. Il ne savait pas quoi faire, alors il se gratta la nuque, vraiment sincère. Puis, devant l'ampleur de la situation, il passa ses bras autour de la jeune femme pour la serrer contre lui, comme une mère rassure un enfant. Il lui tapota le dos jusqu'à ce qu'elle sèche ses larmes, conscient que c'était difficile pour une femme d'apprendre que son bébé venait de mourir alors qu'il n'était même pas né, et, en faisant preuve de tact, il déclara :

« Ne t'en fais pas, ça va aller, ça va aller... »

Il se recula légèrement pour la laisser se calmer, attendit quelques secondes, et, pour changer de sujet, il se mit à parcourir les arbres qui les entouraient du regard. Lorsque Rose lui avoua qu'il la troublait, il fut si étonné qu'il mit un moment à balbutier, comme s'il n'avait pas entendu :

« Alors comme ça, tu es perdue ? »

Il se répétait un peu, mais c'était la seule chose qui lui venait à l'esprit.

Lorsque Mat s'écarta de la jeune femme, elle paraissait aussi troublée qu'elle le lui avait dit. Il ne pensait pas qu'elle aurait l'audace de déclarer ce qu'elle ressentait, mais il était quasiment certain que, tous les deux, ils voulaient aller plus loin. Lui savait ce qu'il pensait lui-même, et pouvait maintenant lire en Rose comme dans un livre ouvert ; et c'était consternant.

« C'est en effet embêtant... Si je n'étais pas passé, tu serais sans doute encore en train de chercher ton chemin... Moi, je viens souvent ici. Je me relaxe. »

Il connaissait cette forêt comme le fond de sa poche. Chaque recoin, chaque chemin n'avait plus aucun secret pour lui. Et il jugeait normal qu'on puisse se perdre dans cet enchevêtrement d'arbres et de feuilles. Cependant, il eut l'impression que Rose ne lui disait pas toute la vérité. Mais il n'insista pas, ne voulant pas mettre la jeune femme mal à l'aise.

Il écouta la proposition de Rose avec un sourire amusé, puis haussa les sourcils. C'était plus galant quand c'étaient les hommes qui invitaient les femmes, mais il ne voulait pas contredire sa compagne. Il avait encore beaucoup de temps devant lui, et l'idée d'en apprendre davantage sur Rose jouait un rôle dans sa décision.

« C'est une excellente idée », approuva-t-il en tendant son bras à la jeune femme. « Je connais un café sympa près de l'entrée du village, je peux t'y emmener si tu veux. »

Il s'élança entre les troncs sans attendre sa réponse et marcha ainsi, en souriant, pendant un bon quart d'heure ; après quoi il débouchèrent à la lisière de la forêt. Enthousiaste, Mat entraîna son amie vers un petit établissement à l'allure cosy et confortable, et passa la porte d'entrée, embrassant du regard son antre, son lieu de prédilection. Tout y était propre et bien rangé, chaleureux et distrayant.

Mat commençait à vraiment apprécier la compagnie de Rose. C'était une jeune femme agréable et pleine de vie – malgré sa sensibilité –, et qui semblait savourer chaque instant de sa vie. Il entraîna donc la jolie blonde à l'extérieur de la forêt, en songeant que le coup qu'il avait involontairement donné dans la pile de conserves avait déclenché leur rencontre... Quelle ironie du sort !

« Qu'est-ce que tu veux prendre ? » demanda-t-il quand ils furent dans le café, assis à une table du fond.

Un serveur arrivait pour prendre leur commande, et Mat demanda un café. Pendant que Rose commandait ce qu'elle voulait, le jeune homme se prit à observer la pièce. Le café était moderne, bien que légèrement rustique, ce qui était totalement plaisant. Il se gratta la nuque, et dès que le serveur se fut éloigné, Mat demanda crûment :

« Nous disions donc que nous voulions faire plus ample connaissance. Parle-moi de toi, dans ce cas. »

Il sourit. Ça n'était pas une question piège, mais Mat ne savait vraiment pas par quel chemin passer pour lui demander ça. Alors autant être direct, non ?

25 ans ! Mat avait donc le chic d'attirer les femmes légèrement plus jeune que lui. Il avait rarement rencontré de femme aussi séduisante, et l'idée de passer du temps avec elle était plutôt réjouissante. Le jeune homme passa une main dans ses cheveux, pour se donner un air négligé – celui qui pouvait faire fondre n'importe qui, à ce qu'on lui avait dit. Quand il avait l'air perdu, il était on ne peut plus mignon.

« Eh bien... Mat, 26 ans. Il n'y a pas grand-chose à dire d'autre... » Il éclata de rire. « Comme tu le sais déjà, je suis photographe. Ah, et j'aime les femmes bien faites. »

Ça n'était pas sa principale préoccupation, mais il n'avait pu s'empêcher d'ajouter ce détail, ainsi qu'un regard éloquent en direction de la poitrine de Rose. Gêné, il ne put s'empêcher de détourner les yeux, certain que la jeune femme avait compris le sous-entendu. Et même si cette drague ouverte finissait mal, il était sûr que ce qu'il faisait était la meilleure chose à faire. Il n'allait pas non plus se mettre au flirt timide.

Il sourit, puis le serveur apporta leurs cafés. Mat saisit sa tasse et la porta à ses lèvres sans quitter Rose du regard. Cette femme l'intriguait, et il comptait bien la connaître de mieux en mieux. Il reposa sa tasse, et déclara :

« Est-ce que ce soir, par le plus grand des hasards, tu serais libre... ? »

C'était la seule chose qu'il avait à faire. La seule chose raisonnable.

C'était fou, ses propres paroles lui rappelaient une comptine pour enfant, même si le contenu n'avait rien à voir : j'aime la galette, savez-vous comment ? Quand elle est bien faite, avec du beurre dedans !... C'était pathétique. Pitoyable, même, de penser à une chose pareille à un tel moment. Cependant, Mat esquissa un sourire amusé, tout en buvant son café à petite gorgée.

Il venait de proposer à Rose de sortir, ce soir-là, et le temps qu'elle mit pour répondre agaça le jeune homme. Faisait-elle exprès de jouer avec ses nerfs ? Oh, sûrement. Ça ne l'étonnait pas.

« Tant mieux, alors », déclara-t-il, satisfait.

Il l'écouta conter son anecdote, l'esprit un peu ailleurs, et eut un sourire amusé lorsqu'elle éclata de rire. Elle avait l'air d'être une sacré rigolarde. Cependant, son histoire n'était pas bidonnante non plus. C'était pour ça qu'il souriait, simplement, mais rien de plus. Il demanda, après un petit silence :

« Qu'est-ce que tu veux faire ce soir ? »

Après tout, honneur aux dames. Mat passa une main dans ses cheveux – une nouvelle foie – et termina son café, attendant une répondre, précise si possible.

Il fallait dire que l'idée de Rose était plus que tentante : le fait d'être seuls et non confinés dans un restaurant ou une salle de cinéma l'enchantait. Il sourit à sa remarque, réfléchit un instant, avant d'ouvrir la bouche pour la refermer aussitôt. Il ne savait pas non plus quoi décider. Il pouvait l'emmener dans l'un de ses endroits préférés, mais il voulait garder ce lieu secret, parce que c'était lié à des souvenirs personnels. Alors il proposa :

« Je connais un endroit, à la lisière de la forêt, où nous pourrions pique-niquer, ce soir... »

C'était un endroit calme et agréable, qui embaumait le pin et la chaleur de l'été. Le soir, il faisait plus frais, et c'était l'endroit idéal pour un rendez-vous galant. Quand la jeune femme déclara qu'elle devait se préparer, Mat se contenta de hausser les épaules.

« Eh bien, soit », dit-il. « Je te retrouve ce soir à l'entrée du village ? J'aurais tout préparé. »

Il lui adressa un sourire rassurant. Il doutait fortement que des loups habitent la forêt, d'autant plus qu'il n'en avait jamais remarqué durant ses escapades nocturnes dans les bois. Il se leva pour aller payer, attendit que Rose se lève à son tour, et ils sortirent, chacun dans une direction différente.