Marlene se sentait plus légère. Léandre était au courant. L'infirmier était au courant. Loreleï était au courant. Alors, tout allait bien, non ? Elle ne risquait plus de se faire jeter toutes les dix minutes sous prétexte que l'enfant était non-désiré et que l'un de ses proches ne veuille plus d'elle à cause de ça. Maintenant que cette idée apparaissait à son esprit, elle la trouvait totalement ridicule. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Elle ne rencontrait pas de complications. Moor allait les laisser partir d'ici. Violet prenait ses distances. Et personne n'avait encore remarqué sa grossesse. Rien de mieux n'aurait pu lui arriver, non ?

Et puis il y avait cette bague, que Marly emportait partout où elle le pouvait. C'était celle que Léandre avait acheté pour la demander en mariage. Elle la portait dès qu'elle était seule, ou qu'elle se rendait au village. Là-bas, elle se sentait en sécurité, et pour le moment personne ne l'avait remarquée, brillant à son doigt. La jeune fille la trouvait resplendissante. Le jour où Leah la lui avait passée au doigt, elle n'y avait pas prêté grande attention. Mais là, elle était juste... magnifique. Jamais elle n'avait eu trésor pareil. C'était comme trouver une pièce d'or dans une maison abandonnée. Alors que l'espoir a disparu, on trouve quand même quelque chose de lisse, de rond et de brillant, qui rend notre quotidien moins terne.

Ce jour-là, il était convenu que Marlene devrait se rendre seule au village : elle avait rendez-vous avec le médecin. Il avait demandé à lui parler, après qu'elle soit venue le voir, quelques jours plus tôt. Elle espérait que la rumeur ne se répande pas rapidement dans les environs, auquel cas elle était foutue. Si on venait à apprendre sa grossesse, elle devrait subir railleries, frayeur, et humiliation à l'orphelinat, et ce pour tous les jours à venir. Quand ils s'ennuyaient, les orphelins pouvaient être très méchants s'ils le voulaient. Ils ne disaient jamais non à ça.

Marly entra donc dans la salle d'attendre, regardant autour d'elle pour vérifier que personne ne la reconnaissait. Elle portait toujours ces vêtements amples qu'elle avait acheté il y avait peu de temps, elle ne souhaitait pas qu'on remarque ses légères formes au niveau du ventre. Elle soupira, elle devrait attendre longtemps avant de passer. Mais étrangement, sitôt que la secrétaire l'aperçut, jouant avec l'ourlet de sa jupe, sur une chaise, elle lui demanda d'entrer dans son bureau avant que le médecin arrive pour la prendre à part. Il l'emmena même dans la rue. Marlene s'inquiéta aussitôt ; et si quelqu'un les surprenait ? Que trouverait-elle comme explications ?

Elle fixa le médecin, elle le trouvait sympathique mais son visage était neutre et grave. Il commença par lui expliquer qu'elle était jeune, et qu'elle avait toute la vie devant elle pour faire des gosses quand elle le voulait. Et qu'il serait mieux d'abandonner l'enfant à la naissance, ou alors d'avorter, parce qu'il n'était jamais trop tard pour prendre sa décision. Marly, indignée, se stoppa net et s'apprêta à lui rétorquer, furieuse, qu'elle était décidée, lorsqu'elle aperçut dans son champs de vision un passant qui s'affalait à terre. Elle sursauta, choquée, et se tourna vers lui, avant de reconnaître avec effroi l'un des rubans blancs de l'orphelinat. Elle lut dans ses yeux qu'il avait entendu. Paniquée, elle regarda autour d'elle avant de s'approcher et de tendre une main pour l'aider à se relever. D'après ses souvenirs, il s'appelait Jinki. Depuis qu'elle avait rencontré Léandre, Marly ne cessait de changer et de s'intéresser aux autres, pour une fois.

« Tu... N'en parle à personne, d'accord ?! »

Sa voix se faisait hystérique. De loin, le médecin la salua ; il avait autre chose à faire. Elle ne lui prêta aucune attention. Elle devait se mettre le garçon dans la poche et se faire sympathique si elle voulait qu'il ne dise rien. Oh, elle était dans la merde ! Voilà pourquoi elle avait tant redouté sortir dehors et parler ouvertement de sa grossesse. Elle chercha une issue, un renfoncement dans le mur où discuter calmement, mais elle ne trouva rien. Elle s'affolait encore plus, rien n'allait plus décidément.

Marlene espérait qu'on ne l'épiait pas, de toute façon, qui l'aurait épiée d'ailleurs ? Quoi qu'il en soit, avec les hormones, elle demeurait doublement susceptible, et doublement prudente aussi. Il ne fallait pas que cela vienne à s'ébruiter. Ce serait une catastrophe. Elle s'en voudrait tellement ! Elle ne voulait que personne ne soit au courant de ses fiançailles et de sa grossesse avant son départ. Moor avait accepté. Et c'était la plus belle chose qui lui soit arrivée de puis longtemps. Elle avait cri incapable d'émouvoir la vieille directrice, mais au contraire elle avait frappé là où ça fait mal. Et tout le mérite revenait à Léandre, elle en avait conscience. Il avait toujours été là et il l'avait montré à chaque fois. C'était fou ce qu'elle pouvait l'aimer quand même.

Marly continuait d'observer autour d'elle en silence, avant de se tourner vers le garçon, un sourire gêné planté sur les lèvres. Elle avait bien entendu où il venait de la draguer ouvertement ? Si Leah avait été dans les parages, elle n'osait pas penser à ce qui lui serait arrivé. Cependant, elle ne releva pas et décida de prendre un air détaché, comme si elle savait qu'il n'en pensait pas un mot et que c'était juste par pure sympathie. Elle le dévisagea, certes un peu amusée, mais aussi embarrassée.

« Je vois. Mais laisse-moi te dire que si tu étais à ma place, tu trouverais tout de suite que le fait d'être enceinte n'est pas si cool que ça. »

Il n'y avait aucune méchanceté dans cette remarque : c'était la vérité. Marlene sourit pour lui montrer qu'elle ne lui en voulait pas, même si sa phrase, au sens littéral, signifiait le contraire de ce qu'il avait assuré peu avant. Mais passons. Elle n'allait pas s'attarder sur ce genre de futilités. Elle l'amadouerait comme elle le pourrait pour éviter qu'il ne fasse ébruiter la nouvelle. Les hormones ne lui facilitaient pas la tâche et il fallait sans cesse qu'elle se surveille pour ne pas exploser. Même si elle avait toujours la main de Léandre, éternelle, pour la rattraper.

« Je m'appelle Marlene. C'est pas grave, j'aime bien les boulets. »

La bourde. Enfin, s'il fallait jouer ce jeu-là jusqu'au bout, autant y aller. Elle devait mettre toutes les chances de son côté. Ce n'était pas une question d'honneur, de principes. C'était comme ça. Si on apprenait sa grossesse, elle ferait l'objet de railleries quotidiennes. Jusqu'à son départ, tout du moins. Mais endurer ça, avec Leah en plus, c'était comme la pire des défaites. Elle ne voulait pas se cacher. Elle ne voulait pas avoir honte. Et pourtant elle savait que ça devrait arriver un jour où l'autre. Elle baissa la tête, ses yeux s'emplissant soudain de larmes.

Marlene tentait de se retenir le plus possible. Elle ne voulait pas se laisser aller à un débordement lacrymal, et encore moins devant Jinki. Elle se sentait si fatiguée tout à coup. Elle avait envie de retrouver Léandre, de se blottir contre lui, et de s'endormir, en sécurité, au lieu de rester plantée là, à pleurer silencieusement, cherchant une impasse sans succès. Marly inspira. D'habitude, ça lui faisait du bien. Elle expira. Le poids était toujours là. Elle chercha le regard du jeune homme, se demandant s'il était réellement sincère. S'il n'irait rien dire à l'orphelinat tout entier. Tout allait si bien jusqu'à ce qu'il apprenne les événements...

Marlene respira lentement. Elle essuya ses larmes d'un revers de la main et continua à se calmer petit à petit. Ses oreilles bourdonnaient et elle ne sentait plus rien. Les quelques passants qui la regardaient d'un œil inquiet quelques secondes plus tôt étaient déjà parties et elle n'avait plus personne pour la sauver de son mauvais pas. Elle aurait tant aimé que Jinki ne soit pas là ! Elle aurait renvoyé le médecin qui tentait de la raisonner et elle serait rentrée à l'orphelinat. Elle aurait retrouvé Léandre, là-bas. Mais non. Elle était toujours coincée ici avec l'horrible impression d'avoir fait une bêtise.
« Que tu restes ou que tu partes, ça ne changera rien. Parce que... »
Parce que je ne te fais pas confiance ? Parce que tu compliques ma situation ? Non, elle n'allait certainement pas répliquer ça. Il n'y était pour rien dans l'histoire. Il avait simplement entendu sa conversation avec le médecin et avait été choqué.

Marly déglutit difficilement. Elle aurait aimé pouvoir s’agripper à quelque chose, à Leah, ou à quelqu'un d'autre ; tout sauf Jinki. Elle ne pouvait pas. Elle s'était montrée assez faible comme ça. Elle épia autour d'elle. Si elle avait pu partir en courant, elle l'aurait fait depuis longtemps. Mais il fallait qu'elle s'assure que le garçon ne parlerait pas. C'était une question de vie ou de mort.

Marlene se sent mal. Pour lui, pour elle. Pour eux deux. Elle aurait dû l'ignorer. Elle aurait dû ne pas faire en sorte qu'il dévoile tout. Après tout elle s'en fichait, non, qu'on sache pour le bébé ? Maintenant, ça lui paraissait tellement insignifiant ! Et puis, elle s'en voulait d'avoir blessé Jinki. Au fond elle était détestable. Égoïste. Elle l'était avec tout le monde, et surtout avec Leah. Il était fou d'elle, et tout ce qu'elle arrivait à faire c'était retenir ses paroles, ses sourires et son rire. C'était lui serrer la main alors qu'elle aurait pu faire tant pour lui, pour eux. Elle voudrait pouvoir crever dans les bras de Léandre. Ce serait glauque mais romantique. Et au moins, elle mourrait dans les bras de son premier amour. Seulement ça ne se passera pas comme ça. Ils veulent vivre, tous les deux.

Alors le voir pleurer, à genoux, au sol, ça lui brise le cœur à Marly, car elle n'est pas un monstre, elle a des sentiments tout de même, elle n'est pas prête à laisser quelqu'un dans la détresse. Elle s'agenouille près du garçon et sort un mouchoir, commençant à lui essuyer les yeux et le visage, comme le ferait une sœur, une amie, un mère attentionnée. Au fond elle a besoin de montrer qu'elle sera une bonne maman, alors elle commence maintenant avec Jinki, elle finira avec le bébé. Elle sourit, reconnaissante et compréhensive à la fois, lâchant doucement mais fermement :

« Tu ne devrais pas dire ça. et... je suis désolée. Je te fais confiance. »

Elle sourit, parce que c'était la vérité. Toute simple. Mais elle soupire en même temps, parce qu'ils ne peuvent pas rester là, tout près de la rue, de l'orphelinat et des maisons, parce qu'ils risquent de se faire prendre et que ce serait la faute de Marlene. Elle contente de baisser les yeux, attendant que Jinki fasse ou dise quelque chose.