Marlene stressait, cela faisait une demi-heure qu'elle ne tenait plus en place et qu'elle devait sans cesse tenir quelque chose pour raffermir ses doigts. Il fallait qu'elle bouge, qu'elle fasse quelque chose, cela la détendait automatiquement. Elle pensait à Léandre, c'était le jour J, ils se l'étaient fixé, plus moyen de se défiler ou ce serait trop tard. Ils s'étaient mis d'accord, ils ne parleraient pas du bébé à Moor, ni de leurs fiançailles, ils feraient ce qu'ils avaient à faire, c'était tout. Marly ignorait tout de l'issue de cette visite, ce qui la faisait encore tenir c'était la pensée qu'après ils seraient libres, Moor ne pouvait pas refuser de les laisser partir, c'était impossible, elle n'était pas si cruelle.

Il était treize heures, l'heure tant attendue, elle avait sauté le repas pour éviter de vomir en public, c'est donc le ventre vide mais noué par l'appréhension qu'elle se rendit devant le bureau de la directrice, leur point de rendez-vous. Il n'était pas encore arrivé, elle se mit à douter, et s'il n'osait pas venir, s'il avait peur de Moor ? Non, elle pensait n'importe quoi, elle avait juste peur de ce qui pouvait arriver, peur de la méchanceté de la vieille femme. Léandre ne pourrait pas intervenir sans avoir recours à son carnet, elle devrait parler, et ça ça lui foutait les boules parce qu'elle savait qu'elle allait trébucher sur chaque mot, ça serait une véritable torture.

Cependant leur avenir à tous les deux était en jeu et elle se promit de faire du mieux qu'elle le pourrait, pour leur couple, pour Leah, surtout, il le mériterait. Elle surmonterait sa peur et elle démonterait, un à un, tous les arguments de Moor, jusqu'à ce qu'elle capitule, qu'elle accepte de les laisser partir. L'argent de Léandre était aussi un atout, ce qu'il avait hérité de son père, c'était énorme, ils ne se faisaient pas de souci quant à leur vie future. Elle trouverait bien un travail quelque part, lui aussi, et au pire elle pourrait vendre quelques toiles s'il le fallait, si elle réussissait là-dedans. Rien n'était moins sûr mais elle se promit aussi d'essayer, comme le fait quelqu'un aux portes de la mort.

Marlene tressaillit, elle le reconnaissait, c'était lui qui arrivait au bout du couloir. Elle sourit, elle ne pouvait pas empêcher son cœur de battre plus joyeusement, il était là, il ne la lâchait pas, ils étaient ensembles pour affronter Moor. Elle mourrait d'envie de se jeter dans ses bras, de se blottir contre lui et de fuir la réalité, très loin, avec lui, mais elle ne pouvait pas, le monde réel la rattrapait dès qu'elle envisageait de ne pas entrer chez les directrice, d'aller ailleurs, avec Leah. Elle lui prit la main, c'était comme une ancre qui la ramenait à la réalité, elle s'y accrochait comme à une bouée, elle lui serrait les doigts pour évacuer la pression.

Elle se tourne vers la porte, elle prit une grande inspiration, leva la main, toqua trois fois. Il n'y eut aucune réponse, elle regarda Léandre, elle voulait partir, elle était certaine qu'il n'y avait personne, quand une voix lasse, derrière le panneau de bois, lui commanda d'entrer. Elle se mit à trembler, elle posa la paume sur la poignée, inspira, expira, avant de pousser la porte. Elle resta sur le seuil, elle ne voulait pas entrer, ça faisait trop peur, il faisait sombre et surtout son pire cauchemar se trouvait derrière le bureau, Moor en personne. Mais elle sentit les doigts de Léandre qui capturaient sa propre main, elle se dit que si elle ne prenait pas leur avenir en charge maintenant, ils resteraient cloîtrés ici pour longtemps encore, et ce fut cette pensée qui la décida.

Déterminée à affronter la vieille directrice, elle s'avança, presque vacillante, vers son bureau. Moor leva les yeux du dossier qu'elle étudiait, elle était étrangement glaciale, pas hautaine comme d'autres fois mais sûrement plus préoccupée, ce qui évanouissait tout son orgueil. Elle retrouva cependant un air méprisant, comme d'habitude, elle n'avait pas changé. Marlene sentit ses résolutions vaciller, mais elle prit sur elle-même pour trouver l'énergie de lancer :

« Bonjour Madame. »

Moor n'aimait pas qu'on l'appelle mademoiselle, cela sonnait étrangement, certes elle n'était pas mariée mais elle n'aimait pas les remarques à propos de ça, pour elle madame était un signe de respect, elle avait l'autorité. Marly enrageait intérieurement, elle savait déjà ce qu'elle dirait, comment elle les empêcherait de quitter l'orphelinat, mais, coûte que coûte, elle sortirait d'ici, pas clandestinement, mais bel et bien pour la dernière fois.

« Léandre et moi... aimerions quitter l'établissement. »

Cette phrase eut l'effet d'une décharge électrique sur Moor. Indignée, elle se redressa subitement et ôta ses lunettes de vue. Elle les fixa longuement, l'air était chargé d'électricité et la jeune fille eut envie de faire demi-tour, elle n'aimait pas ses yeux. Elle se sentait mal, pour la directrice une requête pareille était sans doute inimaginable. Courage, Marlene, c'était ce qu'elle se disait, et ce faisant, elle regardait Léandre, apeurée, prête à essuyer une réaction violente de la vieille femme.

Encore des dossiers. Toujours des dossiers. Cela n'arrêtait pas, à croire que les nouveaux qui arrivaient à l'orphelinat allaient bientôt pulluler, envahir les dortoirs, les couloirs. Chaque centimètre carré de ce bâtiment serait plein à craquer. Ça n'allait plus. Il fallait limiter les entrées et les sorties, régler tout ça comme une horloge. Il fallait simplement trouver les critères d'admission, ce qui n'était pas évident. Moor prendrait évidemment les gamins qui avaient été abandonnés sur des parvis d'église, ou devant d'autres établissements, cela allait de soi. Elle n'en était pas au point où l'hôpital se fout de la charité. Ensuite, elle classerait les autres, les plus âgés, en fonction de ce qu'ils avaient vécu. Selon cela, elle pourrait les envoyer ailleurs. C'était regrettable mais il le fallait, ils allaient bientôt devoir rénover l'orphelinat si ça continuait ainsi.

Mary tiqua lorsqu'elle entendit trois coups à la porte. Elle soupira, un pli lui barrant le front, et releva la tête. Elle posa son stylo et passa une main sur son front. Pourquoi est-ce qu'on arrêtait pas de la déranger ? Soit on l'appelait pour une histoire de toilettes bouchées – auquel cas ce n'était pas son problème –, soit on venait lui parler d'augmentation. Elle se sentait si lasse, elle était humaine après tout. Elle était fatiguée, soucieuse, et, par-dessus tout, elle trouvait ce boulot de plus en plus difficile à gérer. Elle avait une vie à côté de ça. Ses seules distractions étaient les punitions qu'elle infligeait aux orphelins. Elle n'avait jamais le temps pour rien d'autre.

« Entrez », lança-t-elle d'une voix fatiguée.

Elle baissa les yeux vers le dossier qu'elle étudiait, celui d'une certaine Kate Turner. Cette histoire était assez compliquée. Elle tentait de remplir chaque case avec la plus grande exactitude, mais elle était au bout du rouleau, elle n'arrivait plus à rien. Même son plan qu'elle avait préparé depuis des années tardait à se mettre en place et elle le trouvait plus calamiteux qu'elle ne l'avait pensé. Elle se rappela soudain que quelqu'un venait de rentrer et elle leva les yeux. Elle cilla, non pas qu'elle fut surprise de voir deux rubans blancs dans son bureau, mais plutôt parce qu'ils se tenaient la main et que c'était un geste dont elle n'avait pas l'habitude. Ça la dérangeait assez. Elle étouffa un rire nerveux qui montait dans sa gorge et se redressa, croisant les mains. Elle avait l'impression d'être un monstre aux yeux de la fille, elle semblait terrorisée. Un monstre, peut-être pas. Elle était sévère pour le bien de tous ces élèves. Tout simplement.

Mary écouta attentivement leur requête. Elle se mit à rire aux éclats, elle ne pouvait plus s'arrêter, si bien qu'elle finit par s'étouffer tout en frappant son bureau du poing. Elle reprit vite contenance, amusée. Pourquoi voulaient-ils quitter l'orphelinat et tout le confort, la vie qu'elle leur offrait ? Que voulaient-ils faire au village, ou ailleurs, encore plus loin ? Ils étaient sécurité ici. Ils n'avaient aucune raison valable de partir. Tout ça était ridicule. La directrice reprit son souffle assez difficilement et rétorqua :

« Vous plaisantez ? Sortez d'ici s'il vous plaît, et que je ne vous reprenne plus à lancer ce genre d'inepties ! Allons allons, dégagez ! »

La détresse de la jeune fille ne l'attendrissez pas. S'il le fallait, elle l'enverrait à l'échafaud, on n'avait pas idée de lui faire des coups pareils. Les blancs venaient tellement rarement lui demander de partir d'ici que cela la surprenait toujours qu'on veuille quitter les murs de son orphelinat. Elle leva le regard vers le garçon, pourquoi ne parlait-il pas, lui ? Elle fouilla dans sa mémoire et se rappela alors qu'il était muet, quelque chose dans le genre. Entre lui et cette fille, ça ne devait qu'être une historiette sans lendemain, ils étaient juste emportés par leur jeunesse. Ah, ce qu'ils pouvaient être divertissants tout de même.

Marlene sentait le cuir du fauteuil lui rentrer dans le dos, on pouvait même pas appeler ça un fauteuil. Elle se sentait mal à l'aise dans ce bureau, à gauche, il y avait même une vitrine remplie des reliques de chaque orphelins. On ne les autorisait qu'une fois par trimestre à pouvoir venir les voir, c'étaient les seuls vestiges de leur vie passée. Ils pouvaient alors, tous les trois mois, les tenir dans leur main, les regarder et graver leur image dans leur esprit. Ils étaient toujours heureux en repartant, ils avaient vu un petit bout de leur passé. C'était ce qui comptaient, ils ne cherchaient jamais plus loin. Ils vivaient dans l'insouciance et la simplicité. Pour eux la vie se présentait sous cette forme-là et ça n'allait pas plus loin. Ils vivaient, point. Sans se soucier des autres, ni des aléas de la vie.

Mais cette fois-là, en fixant les reliques, broches et autres médaillons, Marly se sentait mal pour tous ces pauvres orphelins naïfs. Leurs biens étaient là, sous ses yeux, inaccessibles mais pourtant bien là. Alors qu'eux ils espéraient toujours les voir, attendaient avec impatience de pouvoir les toucher le jour J. Ils étaient excités à chaque fois. Cela faisait de la peine à Marlene. Ils auraient pu les garder pour eux. Personne ne les volerait de toute façon, il n'y avait pas de petits voleurs à l'orphelinat. Mais c'était comme ça. Moor l'avait décidé. Et personne ne contestait Moor. Jamais.

La jeune fille baissa le regard et sentit ses joues s'empourprer, elle n'aimait pas le rire de la directrice, elle se foutait d'eux, elle croyait peut-être qu'ils avaient pris leur décision sur un coup de tête ? Oh, elle se trompait, tellement, Marlene avait envie de se lever et de la gifler, de la frapper si fort qu'elle n'y survivrait pas. Elle sentit la main de Léandre se détacher de la sienne, ça n'était vraiment pas le moment, pourquoi la lâchait-il ? Il se mit à parler très vite, en langage des signes, et même Marly ne comprit rien. Elle réprima un soupir, elle se sentait seule, Leah était dans l'incapacité de parler et un lourd fardeau reposait sur ses épaules. Il fallait convaincre Moor, la corrompre s'il le fallait, et de quelque manière que ce soit, peu importe le prix à payer.

Marlene ouvrit la bouche pour protester lorsque le garçon se mit à écrire sur son calepin. Elle lut du coin de l’œil, elle se sentait rassurée, il était toujours là, avec elle, il agissait malgré son mutisme. Ils avaient toute la vie devant eux mais ils étaient jeunes et assurés, ils avaient besoin l'un comme de l'autre et vivre ensemble c'était la plus belle de toutes les promesses. Marly aurait aimé fuir cet endroit, elle n'aimait ni Moor ni son bureau, elle avait la chair de poule, mais elle serra la mâchoire et se contenta de réfléchir, à toute vitesse, avant que la vieille femme ne les mette dehors. Il fallait employer les bons mots, flatter son ego tout en demandant leur indépendance. Elle pouvait le faire.

« C'est votre rôle de nous écouter, madame. Nous offrir ce qu'il y a le mieux pour nous. Or nous sommes majeurs et vous ne disposez plus de droits sur notre vie. Écoutez-nous jusqu'au bout madame. S'il vous plaît. »

Elle chercha le regard de Moor, elle devait l'attendrir suffisamment pour qu'elle se dispose à les écouter. Avec un peu de chance, elle aurait l'amabilité de tendre une oreille, mais rien n'était moins sûr. La directrice changeait d'humeur comme de chemise et des airs de sentimentale fatiguée pouvaient tout aussi bien se muer en monstre qu'en bête rusée.

Moor fixait, impassible, les deux jeunes gens qui se tenaient assis face à elle. Ils pouvaient vivre en toute quiétude dans l'orphelinat et ils souhaitaient quitter cet endroit pour couler des jours heureux ? Tout en observant, froide, le garçon qui commençait à gesticuler avant de sortir son carnet et d'écrire à toute vitesse que ce n'était pas une blague, qu'ils étaient sérieux. Mary ne pouvait pas les empêcher de partir, mais elle pouvait les contraindre à rester. Le chantage faisait partie de ses domaines d'exécution. Sans rien dire, elle se baissa sur le côté pour atteindre le tiroir du bas et en sortir deux dossiers après avoir examiné la liasse qui s'y trouvait. Elle consulta leur photo. Léandre Winter et Marlene O'Brien. Elle relut rapidement les quelques lignes à leur sujet, posa les feuilles sur la table, et releva les yeux pour se concentrer sur le garçon.

« Monsieur Winter... Seriez-vous capable de subvenir correctement à vos besoins ? » Elle jeta un coup d’œil à Marlene. « D'ailleurs, votre copine m'a l'air bien remplumée, veillez à ne pas l'engraisser davantage. Je veillerais d'ailleurs personnellement à réduire ses rations de nourriture. Ce n'est pas normal. »

Il y avait forcément une explication. Peut-être que Léandre lui donnait son bol de bouillon à chaque repas, ou presque ? Courrait-elle aux cuisines lorsqu'elle en avait l'occasion ? Il y avait un mystère à résoudre, et elle comptait bien enquêter là-dessus. Elle avait pris du ventre, c'était certain. Cela ne se voyait pas tant que ça, mais l’œil entraîné de Moor lui permettait de repérer certaines choses que d'autres ne pourraient jamais remarquer. Elle sentit la jeune fille se raidir légèrement, apparemment ce sujet de conversation ne lui plaisait pas beaucoup. La directrice croisa ses doigts et haussa les sourcils, toujours en direction de Léandre.

« J'ai cru comprendre dans votre dossier que vous avez hérité de votre famille une importante somme d'argent... Je doute que vous soyez capable de gérer tout ça correctement. Il me faut des arguments en béton pour vous laisser partir main dans la main. »

Elle n'était pas contre, pas vraiment. Il fallait juste des procédures compliquées et ça la fatiguait d'avance. Alors si elle pouvait les décourager, toute tentative de dissuasion était la bienvenue. Elle n'avait pas envie de coltiner des masses de papiers à signer, à remplir, sans arrêt, comme elle avait dû le faire de nombreuses fois. Et encore, là, elle n'avait pas besoin de donner une bourse. S'ils voulaient partir étudier loin, très loin d'ici, ils avaient l'argent. Et à partir du moment où ils auraient acheté leurs billets de ferry, elle n'aurait plus à s'en soucier. Elle les oublierait comme elle en avait tant oublié.

Marlene fut prise de vertige, elle se souvint qu'elle n'avait pas ôté la bague qui ornait son doigt depuis quelques temps. Elle la cachait toujours pour manger, aller en cours et dormir, mais il lui arrivait parfois de la glisser à son doigt pour l'admirer. Or un peu plus tôt dans la matinée, elle avait décidé de l'enfiler. Si Moor venait à l'apercevoir, ce serait une catastrophe, ce serait la fin de tous leurs espoirs. Discrètement, elle cacha ses deux mains derrière son dos et sourit gentiment, alors qu'elle mourrait d'envie de se jeter sur la directrice, de lui arracher les yeux, de laisser les marques rouges de ses doigts sur son cou d'autruche et de la voir tomber à terre, morte étranglée. (on s'amuse ici)

Elle observait la scène, elle se rendit compte qu'elle aurait beau gesticuler et soupirer, Moor ne l'entendrait plus, toute son attention était focalisée sur Léandre et elle parlait d'elle comme si elle n'était pas présente, presque comme s'il s'agissait d'une bête de foire. Cela fit augmenter sa colère, elle se sentait furieuse, envers cet orphelinat qui l'avait cueillie dès ses neuf ans sans lui apporter quoi que ce soit, envers la vieille peau qui lui faisait face et qu'elle crevait d'envie de voir choir à terre dans son propre sang. Elle avait des envies de meurtre, et même sans les hormones elle était sure que sa fureur aurait été la même. Tout ça était si pathétique, elle n'existait plus aux yeux de Moor et cela la rendait impuissante, inutile, elle n'était qu'un pilier, juste un décor, un bibelot dans la collection officielle de la directrice.

Les orphelins étaient tous des pions, des figurines qu'elle maniait à sa guise, qu'elle rendait le plus malléable possible pour les conformer à sa vision des choses ; Marlene ne savait pas ce qu'elle mijotait mais c'était certain que rien de bon n'allait arriver à cet orphelinat, tout y était si faux, si illusionné, Moor cachait quelque chose c'était indéniable. Passive, Marly observait l'échange entre Leah, hésitant à intervenir. Si elle prenait la parole, elle était certaine de se foutre dans la merde un peu plus. Elle soupira silencieusement, griffant inconsciemment le cuir du fauteuil, se demandant combien d'orphelins étaient passés par là avant eux.

La jeune fille feinta une légère surprise à l'annonce de Léandre quant aux prévisions financières. Elle était au courant, mais elle ne devait pas forcément l'être aux yeux de Moor. Heureusement, celle-ci ne faisait pas attention à elle et ne remarqua pas son hésitation. Marly se détendit, un peu. Elle se mordit la lèvre, des doutes l'assaillaient. Elle finit par faire remarquer, brisant le court silence qui s'était installé :

« De toute manière, nous trouverons un travail facilement. Il y a pas mal d'emplois disponibles sur l'île... »

À vrai dire elle n'en savait rien, elle ne faisait que des suppositions. En revanche elle était bien placée pour savoir que les villageois avaient une certaine tendance à quitter l'île plutôt que de venir vivre ici. Alors il était certain qu'ils trouveraient un job sans problème. Au pire, elle se remettrait à la peinture.

Moor éludait la question. Si elle les laissait partir et que l'un ou l'autre revenait plus tard en la suppliant, en larmes, de la reprendre ici, est-ce que ça serait une bonne idée ? Il y avait forcément quelque chose derrière tout ça. C'était indéniable. Cela se sentait. Ça se voyait presque. Elle savait qu'elle échappait à un détail dans cette scène troublante. Et malgré son œil entraîné, elle n'arrivait pas à mettre la main dessus. Elle hésitait. Elle avait la balle dans son camp mais elle devait veiller à frapper au bon endroit. Elle ne pouvait pas les laisser déguerpir comme ça. Encore de la paperasse, toujours de la paperasse ! Ça n'en finirait donc jamais. C'était déprimant. Si Moor avait décidé de choisir la voie de la facilité, elle aurait refusé sans hésiter. Mais avec les orphelins qui débarquaient depuis quelques jours, elle avait tout intérêt à en voir partir quelques-uns.

Lorsque O'Brien reprit la parole, le directrice ne lui jeta qu'un petit coup d’œil. Elle préférait se concentrer sur Léandre. Certes, il était muet, mais il avait plus de choses à dire que la fille. Selon le point de vue de Moor, évidemment. Elle songeait encore à ses paroles lorsqu'elle laissa un long silence s'installer. Le genre de silence si long qu'il pourrait faire pleurer quelqu'un de trop sensible. Puis, elle ouvrit la bouche. Se ravisa. Voulut parler encore une fois mais resta silencieuse. Elle réfléchissait. Elle songeait à ses rêves, à ses espoirs, qu'elle n'avait jamais pu atteindre. À cette vie qu'elle n'avait pas eu. Elle aurait voulu se casser de chez elle, étant jeune. Elle aurait voulu visiter le monde. Elle soupira et lâcha enfin, mélancolique, après un silence qui n'en finissait plus :

« Vous êtes jeunes, je le sais bien... Mais à votre âge je rêvais aussi de partir comme ça. J'aurais voulu aller au... Japon... »

Elle soupira, ce qui lui permit de refouler ses émotions. Bien vite cependant, elle retrouva sa dignité, et elle posa ses mains à plats sur le bureau. Les dossiers des deux orphelins étaient posés devant elle, mais elle n'y prêtait plus attention. Elle se sentait las. Pourquoi rester cruelle H24 ? Pourquoi leur refuser ce dont ils rêvaient le plus au monde, même si ça devait les conduire à leur perte ? Et puis ils étaient majeurs, était-elle en droit de leur ôter leurs espoirs ainsi ? Non, non. Elle secoua la tête. Bien sûr que non. Ils étaient jeunes, jeunes et beaux. Autant en profiter. Ce fut alors le seul instant de faiblesse depuis de nombreuses années. L'instant de faiblesse qui lui fit dire oui.

« Je... J'accepte. Il y a tout un tas de papier à revoir, mais je suis d'accord, vous entendez ? Alors dites quelque chose avant que je ne change d'avis ! »

Elle s'en voulait déjà ! Pourquoi fallait-il qu'elle se laisse aller ainsi ? Penser à son passé l'avait sûrement affaiblie au point de se sentir molle comme de la guimauve. Elle soupira, fatiguée de tout ça. Elle regarda les deux jeunes gens l'un après l'autre, comme si elle jaugeait de leur capacité à se débrouiller dans le monde sauvage et hostile du dehors. Les laisser partir était une bien mauvaise idée, mais elle n'avait pas vraiment le choix. Elle ne pouvait plus rien faire pour eux, d'autant plus qu'elle ne pouvait revenir sur sa parole.

Marlene perdait espoir, elle perdait pied et espoir, elle était totalement décontenancée par l'atmosphère de ce bureau, elle aurait aimé être plus diplomate, trouver les bons mots pour influencer Moor, parce qu'elle sentait que sa prestation avait été pitoyable, et qu'elle était certaine que la directrice refuserait tout net, sans vouloir en savoir plus. Elle était pessimiste, mais quand on connaît bien Moor on se doute qu'elle ne va pas être enclin facilement à ce genre de choses, et puis même si leur avenir à tous les deux était en jeu, il valait mieux ne pas insister et ne pas avoir d'ennuis que de le faire et de se retrouver à l'échafaud sans raison particulière.

Cependant, tout le plomb qui s'était accumulée dans le cœur de Marlene s'ôta à une vitesse effroyable lorsque Moor entama sa phrase. Puis une autre. Celle qui fit exploser son cœur de joie. Elle sourit. Elle aurait voulu crier, embrasser Moor même. Elle ne se permit pas cette petite frivolité et resta coite, sans pouvoir rien dire, n'osant même pas observer la réaction de Léandre tant elle était remontée à bloc. Elle n'en revenait pas. Ça devait être un rêve ! C'était pas possible autrement. Il y avait forcément un piège, quelque part. La directrice ne fonctionnait pas comme n'importe qui. Il y avait un truc, elle allait le piger lorsqu'elle en payerait le prix. Elle en était certaine.

« Oh madame... On vous remercie infiniment ! »

Maintenant la vie paraissait moins sombre, le futur moins voilé, et elle serait certainement plus optimistes durant les jours à venir, avec la promesse d'un départ flottant dans ses pensées, avec tout les projets qu'ils auraient à entreprendre, tout le bon temps qu'ils allaient passer, toutes les préparations pour l'arrivée du bébé. Marlene souriait, Moor ne pouvait plus dire non sous peine de déclencher un cataclysme silencieux et un débordement lacrymal dans son propre bureau, elle n'avait pas le droit de changer d'avis, plus maintenant que leurs cœurs étaient gonflés à bloc.

Marly ne pensait maintenant qu'à une seule chose, quitter cet endroit, elle pourrait toujours revoir Loreleï et Molly si ça lui plaisait, il y avait un jour des visites prévu pour ça et puis les deux élèves pouvaient aussi quitter clandestinement le bâtiment, toutes les solutions n'étaient pas exclues mais elle les verrait coûte que coûte, il le fallait. Elle leur présenterait aussi le bébé, quand il sera né, elle avait tellement hâte de cette nouvelle vie qui s'offrait à elle, elle jetait des regards radieux et pétillants en direction de Léandre, qui paraissait tout aussi atteint par cette bonne nouvelle.

Le vrai Marleah pouvait commencer.

Mary les fixait tour à tour, elle les rendait si heureux, ça n'était pas ce qu'elle aurait voulu mais elle n'avait plus le choix, elle avait accepté et revenir sur sa décision déclencherait des crises de nerfs. Elle décida donc de s'autoriser un minuscule sourire, le premier depuis longtemps, trop longtemps, ça l'amusait de les voir dans cet état, elle leur faisait plaisir et curieusement cela réchauffait un peu son cœur, un peu seulement parce que toute la glace qui y était emprisonnée ne fondrait pas en une seule fois. Elle reprit bien vite son sérieux, c'était tellement compliqué de le faire partir d'ici, il fallait signer des papiers, sans arrêt, vérifier tous leurs dossiers ; tellement de choses qu'elle n'avait jamais le temps de faire, même si elle se promit de faire un effort, pour eux deux, pour qu'ils voient un peu plus loin que les murs de cet orphelinat. Elle les aiderait à réaliser un rêve et cela la changeait de ses habitudes, comme si ça avait un impact sur elle. Elle se sentait plus humaine tout à coup.

Moor poussa un léger soupir, tant de procédure pour un simple au revoir, ou un adieu en fait, mine de rien elle ne les reverrait peut-être jamais. Cette pensée l'emplit d'une nostalgie aiguë, de celle qui vous prend aux tripes quand la moindre image vous rappelle ce que vous avez vécu, et puis pour Moor c'était un sentiment inconnu, pas léger non mais vraiment puissant, ancré en elle, et c'était désagréable, vraiment, tellement. Elle n'aimait pas cette bouffée de désespoir et d'impuissance, elle ne pourrait rien pour eux et leur bonheur si ce n'est accélérer leur départ ; avant de se rendre compte qu'elle avait épuisé son quota de bonté pour aujourd'hui, que c'était complètement ridicule et qu'ellle ferait mieux de revêtir à nouveau son air froid et désintéressé. La minuscule parcelle d'humanité en elle venait de s'envoler pour de bon.

« Vous souhaitez partir quand ? Ça pourrait être prêt pour fin février si on se dépêche un peu. Vous souhaitez que la nouvelle de votre départ soit annoncée officiellement à l'orphelinat ou rester anonymes ? »

Si elle leur demandait ça c'est parce qu'elle savait que beaucoup des élèves préféraient quitter clandestinement l'orphelinat, sans que leurs camarades les voient, et pour ne pas éterniser les au revoir, et elle voulait éviter toutes rumeurs erronées ou malentendu de sa part. Lorsqu'elle n'était pas plongée dans ses pensées atroces, Moor pouvait être quelqu'un de respectable. Pas gentil, mais respectable ça elle l'était. Et si elle était fourbe avec certains orphelins qu'elle détestait, elle préférait toujours montrer l'envers du décor en public, sa sympathie, et non cette cruauté froide et noire vissée dans son regard en permanence.

Juste la touche d'espoir qu'il fallait à sa vie, elle était là ; ils étaient prêts à partir, à construire leur vie sur des bases solides, à s'aimer plus que jamais et ça c'était beau, qu'ils aient traversé tant de choses pour se retrouver là, devant un oui, un vrai oui de Moor, des promesses de départ, de construire sa vie, Marlene en aurait ri, elle avait envie de... de danser, de crier de joie, de faire des choses qu'elle n'avait pu faire ces dernières années. Et puis, elle n'aurait plus à recroiser Luke dans les couloirs, Luke ou Violet ou encore Anna, et cette pensée la fit sourire un peu, c'était vrai quoi, elle n'aurait pas besoin de cacher son ventre, ce bébé elle l'élèverait dans l'amour et aux côtés de l'homme qu'elle aimait. Elle s'était promis que l'enfant ne vivrait jamais ce qu'elle avait vécu, elle.

Marly hocha la tête en lisant ce qu'avait écrit Léandre, oui évidemment, le plus tôt possible ce serait le mieux. Quant à l'annonce, seuls ceux qui avaient besoin d'être au courant le seraient, soit leurs amis respectifs. Loreleï, elle, était au courant pour le bébé, mais elle ne savait pas encore qu'ils comptaient partir prochainement. Sans qu'elle sache vraiment pourquoi, Marlene prit soudain peur ; comment son amie réagirait-elle ? Elle ne pourrait la voir qu'en cachette, et elle ne pourrait jamais prendre librement du temps avec Lore. Elle baissa la tête en proie à une grande mélancolie. Loreleï allait lui manquer, c'était certain, peut-être plus que quelqu'un d'autre à l'orphelinat. Et il y avait aussi la petite Molly, mais ça c'était encore différent.

« Madame », lança Marly un peu trop spontanément à son goût. Elle n'osa pas regarder Leah. « J'aimerais que vous préveniez personnellement Loreleï Truwnord de mon départ, et ce seulement lorsque je serais partie. Je ne veux pas le faire moi-même. »

C'était par pure lâcheté. La jeune fille baissa les yeux, certaine de passer pour une faible. Léandre, lui au moins, aurait le mérite de parler à ses amis en face. Elle elle avait besoin de passer par quelqu'un pour faire passer des nouvelles importantes, et elle savait que cela pouvait nuire à son amitié avec Lore. Elle manquait trop de courage pour lui faire de la peine ainsi. Mais évidemment, elle serait invitée au mariage, si Loreleï voulait encore d'elle. Ou alors Léandre pourrait l'aider à lui annoncer. Enfin non, ce serait trop compliqué et deux fois plus cruel. Il fallait que Moor le fasse, Marlene avait assez vu de larmes pour le restant de ses jours. Sans compter le bébé qu'elle allait devoir élever.
C'était définitivement compliqué tout ça.

Moor hocha lentement la tête, ces deux-là étaient un peu trop heureux à son goût, peut-être que c'était bien sérieux au final ? La directrice prit un air plus dur, elle n'aimait pas se laisser aller ainsi, les élèves allaient s'habituer à sa facette appréciable et c'était la dernière chose qu'elle souhaitait. Revêtant un masque froid, elle fixa tour à tour Léandre puis Marlene, et ainsi de suite, jusqu'à ce que leur excitation se calme et qu'ils reportent toute leur attention sur elle. Elle se promit mentalement de se souvenir de la requête de la jeune fille le jour de son départ, parce que c'était quand même une question de principe et qu'elle ne pouvait pas y manquer comme ça. Elle soupira seulement :

« J'y penserais. »

Pour elle l'entretien était fini, c'était à eux de jouer, elle n'était qu'une figure responsable dans l'histoire, et puis ils étaient majeurs alors c'était à eux de se débrouiller. Mais avant qu'ils ne quittent le bureau, Moor se rappela de quelque chose et se leva, se dirigeant vers des casiers de rangements, à gauche de son bureau. Elle fouilla un moment dans un tiroir avant d'en sortir une liasse de papiers, un dossier à compléter par Léandre entièrement. Elle lui tendit les feuilles en lui recommandant :

« Remplissez ça le plus tôt possible, monsieur Winter, un jour où vous avez bien le temps. Vous me le ramènerez une fois que cela sera fait. Cela concerne votre compte bancaire, et l'argent en votre possession, ainsi que la manière dont vous allez le gérer, vos achats. Je vous connais assez pour vous croire responsable et vous faire confiance, mais je tiens à vous prévenir que ce n'est pas une mince affaire. »

Oui elle lui faisait confiance, elle connaissait son zèle et il avait souvent été rapporté par les professeurs que Léandre était un élève assez doué, sérieux et compétent. Elle n'avait donc aucune raison de s'inquiéter, sauf si la fille décidait de mettre son nez dans les papiers. Dans ce cas-là, tout était fichu. Marlene O'Brien était une fille capricieuse, elle ne manquerait pas d'objecter certaines choses ici ou là. Mary la connaissait tout de même.

« Je pense que ça sera tout. Si vous n'avez rien à ajouter, vous pouvez disposer. »

C'était la première fois qu'elle était aussi gentille en plusieurs phrases. Elle n'aimait pas ça, mais ce n'était pas si désagréable qu'il en paraissait. Elle se surprit même à avoir un petit sourire au coin des lèvres. Elle se leva donc, faisant signe aux deux amoureux de faire de même. Elle n'osa pas serrer la main de Léandre, il restait l'un de ses orphelins pour l'instant, et elle n'était pas en rendez-vous officiel, mais ça la démangea un instant. Elle raccompagna les deux jeunes gens à la porte.

Marlene faillit éclater de rire, trop de joie en elle, elle avait un sourire immense et une envie folle de se jeter au cou de Moor, elle était si heureuse, ils allaient enfin pouvoir partir et réaliser leurs rêves, élever le bébé en toute tranquillité. C'était tellement improbable, Marly avait envie de crier, la directrice avait cédé et c'était le plus beau cadeau qu'elle pouvait leur faire. La jeune fille allait enfin pouvoir vivre sans les contraintes, sans le règlement, sans tous les pauvres orphelins perdus qui plombaient ses journées ; elle s'endormirait et se réveillerait aux côtés de Léandre, elle pourrait vivre sa vie sans se soucier trop de l'avenir puisque seul le présent comptait désormais.

Lorsqu'ils sortirent enfin du bureau, Marlene laissa éclater sa joie et les larmes courir sur ses joues, elle était tellement heureuse de la tournure des événements, elle ne s'y était pas attendue et elle appréciait peut-être Moor plus que ça. Marly se laissa embrasser par Leah, souriante, resplendissante, la vie était belle et ensoleillée, c'était le bonheur le plus parfait. Elle savait que Léandre prendrait soin d'elle et du bébé, ils allaient vivre, indépendants, vraiment, et c'était plus formidable que jamais. Tous les espoirs de Marlene prenaient enfin forme.

« Je te préviens, je veux un chat roux ! »

Elle éclata de rire, ils auraient le temps de penser à ça quand ils voudraient, l'heure était à la gloire du Marleah ! La blonde ferma les yeux et se mit à imaginer leur future maison, la chambre du bébé, leur chambre à eux et puis une grande cuisine et un séjour inondé de soleil, où tout serait clair et lumineux. Elle s'inventa sa future famille, des ribambelles de gamins courant dans la maison, agrippant les rideaux et jouant avec leur père, Léandre. Oh oui, tout était radieux et de bonne augure.

Moor poussa un long soupir une fois que les deux amoureux sortirent de son bureau. Elle s'en voulait un peu d'avoir été aussi tolérante. D'ordinaire elle aurait refusé catégoriquement leur départ. Et c'est ce qu'elle avait fait au début ; avant de changer d'avis, subjuguée par ses émotions contradictoires. Mary ne craquait pas souvent, et ça lui faisait peur. Un demi-sourire aux lèvres, elle se mit à trier les papiers qui traînaient sur son bureau en se demandant combien de temps ils tiendraient avant de revenir la supplier de les reprendre à l'orphelinat. On n'avait pas idée de quitter la sécurité et la chaleur de l'institution pour s'installer ailleurs, là où les risques et les dangers rôdent ! Vraiment, elle ne les comprenait pas.

La vieille femme se leva et marcha jusqu'à la fenêtre. Elle jeta un coup d’œil à l'échafaud, en bas de la cour, et s'étonna de n'y trouver aucun enfant. Elle s'apprêta à sortir dans le couloir pour se rendre dans la salle des heures de colle histoire de trouver un gamin à attacher, mais se ravisa. Ça devait être la fête dans le couloir, avec le couple en joie. Et puis elle était de bonne humeur maintenant. Et si elle allait se faire un café plutôt ? Oui c'était une bonne idée.

Elle reporterait le travail à demain.