« Il en faut pas en demander beaucoup à ceux qui sont fascinés par le lustre de leurs souliers. »
J'ai deux yeux, un nez, une bouche, un sac, des crayons et une boîte à lunch. Je suis presque-prête. Il me manque l'essentiel. L'incontournable. L'innommé ! Aujourd'hui, j'entre à la maternelle. C'est sérieux. Oh que si ! S'ils m'aiment pas ? Si j'ai pas d'amis ? Il m'en faut, des amis ! Tout ceux près de la maison ils y seront pas, dans ma classe, il paraît. Je vais être toute seule. Du coup, je dois me faire des amis, qu'elle a dit. C'est super-hyper-important. Alors je dois mettre toutes les chances de mon côté, y paraît.
Être jolie. Peignée. Sourire. Être gentille. Avoir des cadeaux à donner. De beaux crayons à partager. De beaux cheveux peignés - mais pas trop, sinon, ils vont être jaloux, qu'elle a dit -. Je dois être p-a-r-f-a-i-t-e et me faire un tas d'amis. Surtout une. Annabelle la toute-belle. Maman trouve son père beau, donc on doit être amies. Comme ça, elle pourra être amie avec son papa. J'aimerais bien avoir une soeur moi aussi.
Du coup, il me faut le cadeau spécial-Annabelle. J'espère qu'elle va aimer.
— Salut ! Moi, c'est Charlotte. Veux-tu être mon amie ? J'ai pleins de couleurs-de-doigts.
— Non, pas envie, t'es bizzare.
— Ahhh...
Je suis rentrée en pleurant. Maman était pas très contente. Elle m'a dit que demain, je devais être amie avec Joshua d'abord. Paraît que le papa de Joshua est riche, et que maman le trouve pas si laid que ça. Elle était tellement fâchée tantôt : cette fois-ci, je l'aurai ! Je suis parfaite. P-a-r-f-a-i-t-e. J'ai les cheveux peignés en queue-de-cheval, j'ai un chandail des Foreurs, tout. Il pourra pas résister – paraît – !
— Salut ! Moi, c'est Charlotte. Veux-tu être mon ami ? On ira jouer au hockey chez moi ! J'ai pleeeein de foin.
— C'est pas toi la poupée d'hier ? Oui oui ! C'est toi ! H'ey ! C'est la poupée ! Regardez ! Elle est habillée en garçon aujourd'hui ! Hahaha ! Hey ! Hey !
— Ehhmm...
Je suis rentrée en pleurant. Maman était pas très contente. Elle m'a dit que j'étais nulle, et qu'elle s'arrangerait toute seule.
« Quand on a peur on s'ennuie. Et s'ennuyer, c'est banal et vulgaire. »
Ma meilleure amie, c'est Marie. Elle a rien de la Sainte-Vierge de la prière. Son père est pas riche. Ni beau. Ni même pompier. Il boit beaucoup de jus d'adulte et maman ne l'aime pas du tout. Mais Marie est chouette. C'est une poupée, comme moi. On s'amuse beaucoup à jouer les adultes !
Mais jouer les adultes, c'est compliqués. Ils en ont, des choses, ceux-là ! De la couleur pour tout ! Des peignes pour tout ! Des chandails en tonnes ! C'est difficile d'être jolies dans des choses trop grandes. Alors, avec Marie, parfois, on dit qu'on va faire du bicycle dans la rue, mais on va jusqu'au centre d'achat au bout de la rue. Puis une fois là, on parke nos bicycles et on va jouer aux adultes dans les magasins d'adultes.
Mais c'est un secret. Depuis qu'on joue comme ça, je trouve pleins de choses de poupées à la maison. Marie, elle, elle en trouve pas. Marie dit qu'elle en trouvera jamais, que c'est pas son genre, et qu'elle a trop peur. Je vois pas ce qui a d'effrayant à trouver des trésors. Je me dis que c'est des cadeaux qu'elle me fait : mais qu'elle est trop gênée pour me l'avouer. Alors je lui dit merci parfois et je l'embrasse. Elle a toujours un petit air bizzare. Elle joue bien son jeu, maman !
« La dernière fois est toujours une fois de trop. »
Depuis hier, Marie n'est plus ma meilleure amie. Elle m'a trahie. Elle a parlé des trésors à son père, et son père l'a dit à ma mère. Paraît que son père, même s'il est ni beau, ni riche, ni fort, ni pompier, est mieux que rien. En tout cas, il était pas content et il m'a frappée. J'ai pleuré et je me suis cachée chez maman. Maman était pas contente et m'a frappée aussi. J'ai pleuré encore plus fort. Je manquais d'options.
Maman m'a traitée de voleuse, en criant. Le papa de Marie m'a traitée de petite pute, en gueulant. J'ai compris ni l'un, ni l'autre. Elle aggitait mes trésors sous mon nez, en disant qu'elle les avait trouvés sous mon lit. Je lui ai dis qu'elle me les avait données. Elle m'a frappée avec eux en disant que non.
Je suis toujours pas sûre de comprendre. Je pense que maman est une maman vraiment très, très, très gênée de m'aimer à la folie. Elle est prête à me frapper avant de l'avouer. Oh, c'est pas grave, je l'aime beaucoup.
Et puis : elle me fait encore des cadeaux.
« ...cher Monsieur... Monsieur qui que donc quoi déjà ? »
J'ai un repas de déesse. Des habits de princesses. Des cheveux de reine. Un lit royal. Je suis choyée, chouchoutée ! J'a-do-re les mamies ! Elles sont toujours gentilles ! Les papy le sont un peu moins, je suis pas certaine de savoir comment réagir avec eux. Ils puent. Les mamies, elles, elles sentent bon. J'en ai jamais eu, d'eux, aucun des deux, mais là, j'en ai ! C'est génial non ?
Non. J'ai les yeux pleins d'eau et ils débordent comme des barrages. Ils font de l'electriceté tellement que le courant est fort, j'en secoue de partout en me faisant électrocuter. J'ai envie de tout éteindre, mais j'y arrive pas. Les bras qui sentent bons me font des câlins et me bercent, mais ils éteignent rien.
Maman ! Je jure sur la tête de Monsieur Toulemonde que je suis pas une voleuse ! C'est pas juste ! Tout pas juste ! Je veux paaas ! Ils puent ! Ils puent les poubelles ! Ils puent la moufettes ! Ils habitent à l'autre bout du monde ! Je vais faire comment pour te voir moi ? H'ahn ? Je vais faire comment ?
Maman, mamie et papy puent encore plus que d'habitude. Les voisins ont appelés les poubelles. Ils m'ont dit que je changeais d'école jusqu'à temps que tu reviennes me chercher. Que ça pourrait être long. Parce que le Canada, c'est loin. Qu'il faut un avion. Je vais habiter dans l'école avec les autres enfants. J'espère que je vais me faire des amis, cette fois-ci.
Je t'attends,
Je t'aime,
Charlotte.