Caleb se sentait plus à l'aise à l'orphelinat depuis qu'il avait retrouvé Roméo. Son ami d'enfance, avec lequel il avait partagé bon nombre de souvenirs. Des moments inoubliables, teintés de joie et de nostalgie. Cela lui avait fait un bien fou de le revoir, rien que pour se rappeler. Se rappeler qu'ils avaient été des adolescents comme tant d'autres, des délinquants, des rebelles. Ils avaient cru l'être, du moins. Mais ça n'avait pas été tout à fait ça. Juste de simples répliques, de pâles reflets de l'existence. Une réalité opaque et illisible, secrète et si dense à la fois. Quelque chose d'inconnu et de nouveau.

Le jeune homme se félicitait aussi d'avoir eu l'initiative de se rendre ici, à l'orphelinat Moor. La chance était avec lui. Dans cet endroit paumé il avait retrouvé un ami qui aurait pu se trouver partout ailleurs dans le monde. Une sacrée coïncidence. Mais Caleb ne croyait pas au hasard. Il y avait forcément une explication à tout ça, une sorte d'instinct, de poussée, d'élan ? Il n'en savait rien. Jamais intéressé par ce genre de choses. Seule l'Histoire, l'Histoire avec un grand H qui s'écrivait maintenant comptait. Et rien d'autre.

Caleb restait donc relativement guilleret, et les élèves l'avaient remarqué. Il ne se plaignait plus sans cesse des traces de boues qu'ils laissaient dans les couloirs, il se contentait de nettoyer. Il n’apostrophait plus ceux qui fumaient en cachette, n'interrogeait plus les pensionnaires sur l'emplacement du passage secret qu'il semblait y avoir dans cet orphelinat. Il était presque heureux, presque. Malgré l'ombre qui parvenait encore, après toutes ces années, à gâcher le tableau, le jeune homme était content de sa condition. Il avait rencontré une femme assez plaisante, il avait un bon ami à ses côtés. Que demander de plus ?

Caleb tiqua. Il pivota sur ses talons et observa le couloir. Il y avait quelque chose de louche là-dedans. Ça n'était pas la décoration qui avait changé. C'était plutôt... la porte. Celle qui menait à l'échafaud. Elle restait toujours fermée, d'ordinaire. Pas une seule fois le concierge ne l'avait vue ouverte. Alors il se posait des questions. Se pouvait-il que Moor ait oublié de refermer derrière elle ? Impossible. Cela n'arrivait jamais. Et aucune exception n'était admise lorsqu'on parlait de la directrice.

Caleb s'approcha discrètement et jeta un coup d’œil à l'intérieur. Il mit un moment à remarquer les silhouettes qui se mouvaient dans la petite cour. L'échafaud, cette grande boîte carrée et métallique qui trônait au milieu, avait encore servi de cruelle punition pour un gamin sans défense. Sauf qu'il y avait une personne, qui n'aurait jamais dû être là. C'était une surveillante, le jeune homme l'avait déjà rencontré. Il n'arrivait tout de même pas à mettre un nom sur sa tête. Une fille extravagante. Il l'aimait bien, de loin en tout cas.

Cette jeune femme était donc en train de détacher l'élève de l'échafaud. Selon Caleb, c'était une grave erreur, car Moor risquerait dans s'en apercevoir et elle découvrirait le coupable. De plus, la situation manquait de discrétion. Le concierge n'était pas contre ce que l'on libère les orphelins ainsi, mais il fallait faire preuve de prudence. Il s'approcha donc silencieusement, hésitant entre aider ou aller balancer. Il risquait gros. Dans l'autre cas, il gagnerait au contraire en confiance. Il s'apprêtait à faire demi-tour lorsque la raison et la compassion prirent le dessus.

« Besoin d'aide ? » murmura-t-il en s'approchant.

Volonté et rébellion s'affrontaient en lui en un tumulte impétueux, il se sentait défaillir mais résistait encore. Dans ses yeux passaient plusieurs émotions, il fixa le pauvre enfant aux poignets en sang, les chaînes qui le maintenaient étaient beaucoup trop serrées. La surveillante s'évertuait à les ouvrir, quitte à s'arracher les ongles, les doigts, la main entière. Sauver cet enfant de l'échafaud, c'était un peu comme un acte généralisé, un acte héroïque.

Caleb lut soudain la peur dans les yeux de la surveillante lorsqu'elle se retourna vivement. Il se mordit la lèvre, il s'était fait discret mais ça n'avait pas été son but de l'effrayer ainsi. Il esquissa un sourire pour la rassurer, son cœur battant lui aussi la chamade. Il était en train de commettre l'interdit, l'irréparable. Si Moor le surprenait, il en allait de son propre poste. Pour complicité. Pour trahison. Pour un tas d'autres choses aussi. Et le règlement était extrêmement clair à ce sujet. Il avait même signé un contrat lorsqu'il avait débuté ici. Mais, passé quelques temps... on pouvait bien aller à son encontre, non ? Tout s'oublie. Rien n'est gravé dans la mémoire indéfiniment.

Caleb reconnut alors le gamin attaché à l'échafaud, qui se battait contre ses chaînes en laissant de grosses marques rouges sur ses poignets. Il eut un bond au cœur. Et c'est ce qui le décida définitivement. Alphonse. Ce pauvre Alphonse ! Il n'avait probablement rien fait, mais Moor avait décidé de jouer la sadique en l'emmenant ici. Elle avait dû choisir un gosse aléatoirement. La rage s'empara de l'esprit du jeune homme. S'il fallait faire payer cette vieille peau, c'était le moment. D'un geste rageur, il sortit son trousseau de clefs. Ces passe-partout, il les portait partout avec lui. La directrice lui faisait confiance et elle lui avait permis d'avoir un double de toutes ses clefs. Enfin, presque toutes. Mais celle des chaînes de l'échafaud y étaient, c'était le principal.

« Ça sera sûrement plus facile avec ça ! » lança Caleb en détachant une clef différente des autres.

Il la glissa dans la serrure : elle rentrait parfaitement. Avec un petit déclic, il ouvrit la première chaîne, puis l'autre. Non content de son travail, il aida Kat à relever le gamin tremblant. Ses yeux étaient voilés, il semblait délirer, en proie à un cauchemar. Il pleurait, il gémissait. Il ne tenait même plus sur ses jambes ? Depuis combien de temps était-il là ? Moor avait-elle abusé de son fouet avant ? Tant de questions dont les réponses ne viendraient pas. Et pourtant Alphonse ne portait aucune marque de coup, si ce n'est celles, sanglantes, qui barraient ses poignets. Le spectacle était atroce. Caleb garda son sang-froid et jeta un coup d’œil à sa collège pour voir si elle tenait le coup. Il souffla un grand coup et sortit un mouchoir de sa poche pour essuyer les avant-bras d'Alphonse. Il geignit, c'était sûrement douloureux, mais ça irait mieux après ça.

« On peut pas rester ici... Tu connais un endroit sûr, en dehors de l'infirmerie ? »

En tant que concierge, Caleb était censé connaître tous les recoins de l'orphelinat. Mais là il était trop bouleversé pour décider de quoi que ce soit, et même réfléchir. Il se força à respirer calmemement, il avait l'air d'une mauviette ainsi. Mais Alphonse, quoi... Pourquoi Alphonse, hein ? Ça aurait pu être n'importe qui d'autre. Mais non, Moor avait choisi le gosse le plus frêle et le plus fragile. La colère et la haine envahirent presque aussitôt le jeune homme. Il devait se calmer, raffermir sa prise sur le bras du petit, pour ne pas le laisser s'affaler dans l'herbe. Tout allait bien se passer, oui, c'était certain.

Caleb pousse un léger soupir. Il se demande un instant ce qu'il se serait passé s'il ne s'était pas arrêté sur son chemin, s'il n'avait pas remarqué la porte ouverte. Si il n'avait pas jeté un coup d’œil à l'échafaud et à Kat qui se démenait contre les chaînes. Il baisse les yeux. Au final, il valait mieux qu'il soit passé par ici. Alphonse allait s'en sortir sans trop de dégâts. Est-ce que ça faisait longtemps qu'il était attaché ? Caleb l'ignore, et il ne veut pas savoir. Moor serait bien capable de l'emprisonner pour des heures et des heures. Sans manger ni boire, ça avait dû être difficile. Tout en aidant le gamin à tenir debout, supportant ses faibles gémissements, Caleb croise le regard de Kat. L'infirmerie, c'est trop public. N'importe qui peut débouler quand il veut, y compris Moor. Alors non, pas l'infimerie.

« Les logements c'est très bien, et pas con du tout. J'ai un pass pour n'importe quelle chambre, on en prendra une vide. »

Il tente un faible sourire, qui ressemble plus à une grimace qu'autre chose. En soupirant, Caleb aide la jeune femme à soulever Alphonse. Il fait un pas, puis deux, avant de s'écrouler dans l'herbe. Résigné, le concierge se décide à le prendre dans ses bras et sort du jardin intérieur en quelques pas rapides. Il regarde derrière lui, vérifiant que Kat le suit bien, avant de continuer rapidement son chemin jusqu'aux logements du personnel. Il grimpe fébrilement les marches, toujours en jetant de rapides coups d’œil derrière lui, puis sort de nouveau le trousseau de clés de sa poche pour ouvrir la première chambre inoccupée qu'il repère. Il ouvre la porte d'un coup d'épaule, attend que la jeune femme l'ait suivi puis referme la porte derrière eux. Il ferme à clé, par précaution, avant de déposer le petit sur le lit. La pièce est petite, composée du strict nécessaire, mais un lavabo lui fait de l’œil dans un coin et il commence à chercher une serviette pour apaiser la douleur du petit.