Il y avait toujours autant de monde au réfectoire, à l'heure des repas. On peut même dire que c'était bondé. Les orphelins arrivaient régulièrement pas camions entiers (n'exagérons rien, Charlie !) et toutes les pièces du bâtiment devenaient trop petites. Il fallait sérieusement envisager des rénovations, mais rien ne pressait. Tant qu'ils n'étaient pas en surpopulation dans les chambres, tout roulait.

Charlie cherchait une table libre du coin de l’œil tout en surveillant son morceau de pain. Il n'était pas rare que les élèves cherchent à se piquer de la nourriture ; n'ayant que ça à manger, ils se fichaient du goût fade des aliments. Certains enfants s'étaient déjà assis par terre et avalaient leur potage non sans émettre des bruits élégants avec leur cuillère.

Le jeune homme remarqua alors une table libre, ou presque. Une pensionnaire y était assise et personne ne semblait remarquer que les places autour d'elle étaient vides. Charlie se dirigea vers elle, un sourire aux lèvres, et déposa son plateau sur la table. Par politesse, il resta debout pour demander :

« Salut. Tu m'as l'air bien pensive. Je peux m'asseoir ? »

Il sourit, et la dévisagea, d'autant plus qu'elle n'était pas désagréable à regarder. S'il la dérangeait, il se trouverait une place par terre, aucun souci. C'était ça la spécialité des orphelins : ils étaient tous tellement gentil qu'ils n'osaient pas se déranger mutuellement. Et Charlie ne dérogeait pas à la règle. C'était amusant.

Un sourire vint ourler les lèvres de Charlie. Il était reconnaissant à la jeune fille de ne pas l'avoir jeté, auquel cas il aurait vraiment été allé s'asseoir par terre. Ce qui manquait à ce réfectoire, c'était plusieurs tables en plus, parce que bon, certaines personnes ne méritaient vraiment pas de s'abaisser à manger sur le sol. On disait que les orphelins étaient tous sur un pied d'égalité, tant sur leurs habits que sur la nourriture, mais il y avait quand même des limites.

Le garçon s'assit, et trempa sa cuillère pour avaler du potage, non sans émettre des bruits ragoûtants. Il cessa un instant de manger pour fixer la jolie jeune fille en face de lui, termina sa bouchée et s'adressa à elle. Elle semblait piquer du nez dans son assiette.

« Dis-moi, t'es pas ruban blanc toi ? » Il se gratta la tête. « Parce que bon, t'as un peu une tête de gamine, mais alors vraiment. Et pis c'pas ça qui manque ici, les têtes de gamines, mais... mais t'as une tête de ruban blanc. »

C'était comme ça avec Charlie. Il enchaînait propos incohérents sur propos incohérents, et tout ça se transformait en paroles qu'il n'aurait jamais voulu prononcer. Parce que ça pouvait être blessant. Et c'était la dernière chose qu'il voulait. Tout le monde connaissait sa réputation à l'orphelinat, il devait être l'un de ceux qui étaient arrivés les premiers ici, mais il ne connaissait pas, en outre, tout le monde. Il n'était pas dieu. Sauf quand il inventait des histoires et qu'il était à la limite d'y croire.

« Moi c'est Charlie », fit-il en souriant. « Faut pas avoir peur de moi parce que mon père est astronaute hein, mais quand même. Et toi ? »

Il en faisait toujours trop. Ses parents, il ignorait qui ils étaient, il ignorait comment ils étaient morts, mais ce qui comptait, c'est ce qu'il inventait avec ses mots à lui, ses histoires, ses légendes, que les pensionnaires aimaient écouter le soir, ou à n'importe quel moment de la journée d'ailleurs.

Charlie ne ressentait pas la moindre gêne, bien au contraire. Il se sentait parfaitement à l'aise, et il savait que ça n'était pas le cas de Violet. Il ne lui en tenait pas rigueur. Elle était dans son droit après tout. Il n'avait jamais conscience de quand il blessait les gens, il pouvait être très naïf quand il voulait, oh pas niais non, mais naïf bien sûr.

« Violet ? Ça c'est un beau nom. Pas courant. »

Il sourit et avala une gorgée de soupe, sans oublier les bruits ragoûtants à chaque cuillerée. On aurait pu le qualifier de porc, à se bâfrer comme un glouton, mais en fait, pour les habitués, c'était quelque chose de tout à fait normal. Il ne voulait pas dégoûter la jeune fille, mais il n'y avait pas de limites chez Charlie.

« Dis, question un peu bizarre, tu pensais à quoi quand je suis arrivé ? T'avais vraiment l'air... ailleurs. »

Une question tout à fait innocente, sans aucune arrière-pensée, par simple curiosité. C'était du Charlie tout craché, il fonctionnait comme ça, par à-coups, demandant des explications à tors et à travers sans jamais arriver à quelque chose de concret. Un type banal à première vue, mais qui se révélait très original. Et un peu... tordu.

À première vue, on pouvait se demander si la nourriture servie à l'orphelinat était vraiment comestible. Mais jusque-là, aucun élève n'était mort dans d'étranges circonstances, du moins pas au su des pensionnaires, et cela n'arriverait sans doute jamais. Mais c'est toujours bon de se poser des questions avant d'entamer la soupe provenant l'orphelinat Moor.

Charlie haussa un sourcil, perplexe. Il ne croyait pas du tout à ce que racontait Violet. Il savait lire sur le visage des gens quand ils dissimulaient mal le mensonge. C'était quelque chose de facile, et avec un peu d'entraînement, il arrivait à démêler ceux qui mentaient de ce qui disaient la vérité. Et là, il voyait bien que la jeune fille se demandait si il était digne de confiance.

« Non, c'est pas vrai. Tu pensais pas à ça, pas vrai ? Je vais pas te manger hein. Te mordre dans le pire des cas, mais pas te manger... »

La plaisanterie était destinée à détendre l'atmosphère. Après tout, il avait bien le droit de lancer quelques traits d'humour de temps en temps. Il n'était pas totalement exclu que Charlie disposat d'une réserve de taquineries bien acérées, mais il les réservait pour les grandes occasions. Là, ça n'avait été qu'une vanne mineure. Il gardait son armada pour les occasions plus importantes. C'était toujours plus pratique d'avoir un répertoire très complet des phrases cyniques élaborées (ou non) inséré dans son cerveau.

Charlie fronça les sourcils. Il réfléchissait. Il n'avait jamais vraiment réfléchi au comportement de Moor dans tout ça, pour lui c'était juste une femme un peu frappée qui avait voulu contenter ses plaisirs sadiques en fondant un orphelinat. Mais Violet avait raison. Au fond, cette manie de torturer les élèves était étrange, d'autant plus qu'elle aurait dû être en prison depuis longtemps pour mauvais traitements. Les bâtiments étaient propre, bien souvent, mais l'hygiène de vie n'était pas au top non plus.

« Ouais, ça se tient. Je m'étais jamais posé la question en fait, c'est bizarre. Après, y'a peut-être aucune raison de la soupçonner de quoi que ce soit. On en sait rien. »

Le jeune homme considéra sa camarade un instant. Il avait terminé son repas, mais comptait continuer cette discussion qui démarrait bien. Il trouvait Violet sympathique, et même si elle était plus âgée – il n'avait rien contre les filles plus âgées –, elle était jolie et compréhensive. Et ça n'était pas de trop pour Charlie-le-tombeur.

Il croisa les jambes et jeta quelques coups d’œil à ceux qui les entouraient. Ils bavardaient sans avoir remarqué l'aveu de la jeune fille, mais sait-on jamais, les murs ont des oreilles. Il fallait toujours être prudent quand la brigade spéciale de Moor était dans les parages.

Charlie venait de terminer son repas. Ça avait été un calvaire, comme toujours, mais cette fois il n'avait pas rechigné. Parce qu'il était en présence d'une dame et qu'on se tient toujours très bien en présence d'une dame. Après avoir fini son verre d'eau, il le reposa bruyamment sur son plateau, tout en poussant un soupir de satisfaction. S'il avait pleinement conscience du peu d'élégance dont il faisait preuve, un sourire restait néanmoins scotché sur son visage. Il aimait bien la jeune fille en face de lui. Elle paraissait un peu timide mais il la trouvait sympathique. Voire très sympathique, même. Elle avait une bonne tête.

Puis elle se leva et parut soudainement pressée d'en finir. Son visage avait changé, comme marqué par l'inquiétude, et Charlie ne comprit pas tout de suite la cause de son malaise. Bon, il y avait un type et sa copine souriante qui attendaient pour s'asseoir, et alors ? Ils pouvaient attendre, comme tout le monde. Ou alors elle avait peur d'eux ? Ils la harcelaient ? Lui faisaient des crasses ? Non, Charlie aurait été au courant. Il était au courant de tout. Tant de questions qu'il n'osait pas poser... Puis il décida de se lever aussi, histoire de pas paraître trop égoïste à réquisitionner la table ainsi, et marmonna un « ouais » assez convaincant avant de suivre Violet pour déposer son plateau.

Il laissa la ruban blanc prendre de l'avance, les mains dans les poches, et réfléchissant à ce qu'il pourrait lui dire. Ils n'allaient pas non plus se quitter sans un seul au revoir, elle était vraiment sympa aux yeux du garçon. Il voulait mieux la connaître, si c'était possible et si elle le voulait. Il augmenta donc l'allure et ne s'arrêta que lorsqu'il se trouva à droite de la jeune fille. Elle avait vraiment l'air d'une dépressive, maintenant. Charlie faisait au moins une bonne tête de plus qu'elle mais il réussit par je ne sais quel moyen à la regarder dans le blanc des yeux comme s'il était à sa hauteur. Il n'avait pourtant pas bougé d'un poil.

« Violet, ça va pas ? C'est quoi qui te met dans tous tes états ? C'est moi ? ou les gens qui attendaient ? Tu peux me dire, tu sais. »

Il savait que ça n'était pas lui dont elle avait besoin, mais d'un ami, d'un confident, quelqu'un en qui elle avait confiance et qui ne disperserait pas ses secrets aux quatre vents. Or le jeune homme n'était rien de cela, au contraire. Et elle le savait sûrement, raison de plus pour ne pas lui parler. Mais c'était déprimant, tout de même. Et Charlie voulait savoir ce qui la tracassait, elle n'avait vraiment pas l'air dans son assiette.

Charlie se sentait un peu coupable, il était certain que c'était de sa faute à lui, il n'en était pas autrement même, il avait l'intime conviction qu'il était la cause du malaise de Violet. Il avait dû dire quelque chose de travers, ou peut-être faire une blague vaseuse ou déplacée. Ce qui était bizarre en fait, c'est qu'il ne s'en souvenait pas, alors il continuait de garder le silence et fronçant les sourcils, avide de comprendre. Si la jeune fille n'avait pas été perturbée par lui-même – et c'est ce qu'elle lui assura –, c'était peut-être les gens qui attendaient pour s'asseoir à table. Dans ce cas-là, c'était ridicule. Mais Charlie pouvait aussi comprendre qu'il n'était pas aisé de parler à quelqu'un qu'on ne connaissait pas.

« Écoute, tu peux tout me dire si tu veux. Ou, au contraire, je peux partir si ça t'arrange. Dans tout les cas... j'suis là. »

Il avait rougi en sortant ça, il ignorait pourquoi mais il était un peu mal à l'aise. Il passa rapidement sa main dans ses cheveux et leva un peu les yeux vers le plafond, ignorant le flux d'élèves qui passaient à côté d'eux. Il était bel et bien présent, non pas comme celui qui faisait démarrer des rumeurs, mais comme le confident, celui était à l'écoute des autres s'ils voulaient bien parler. Et il fallait que Violet le sache. Elle pouvait parler, se confier. C'était un peu dur de faire le premier pas mais il ferait en sorte que ses secrets ne se sachent pas.

Si Charlie avait bien une facette cachée, c'était celle-là. Et en retour il serait sincère avec elle et peut-être même qu'il pourrait lui donner des conseils. Si elle avait des problèmes en cours, il l'aiderait. Si c'était par rapport à des élèves qui l'embêtaient, il irait s'en occuper. Dans tout les cas, il voulait la mettre en confiance, c'était indéniable.

 

Don't fear, don't fear, keep all this forgotten

Elle sourit. C'était loin d'être un méchant garçon, mais ce n'était pas son truc de se confier. Anna. C'était Anna dont elle avait besoin. Elle devait la retrouver au plus vite. Elle regarda autour d'elle, tous ces gens dont elle ne connaissait pas le nom, l'orphelinat avait enregistré beaucoup de nouveaux pensionnaires. Puis elle le regarda dans les yeux, rougissant un peu.

"Merci, tu es gentil. Ca me touche vraiment ce que tu dis, c'est... Enfin tu as l'air sincère. Mais tu vois, je ne peux pas en parler a qui que ce soit, ça entrainerait trop de problèmes. Ne prends pas ça pour toi, mais... Voila. Et sache que... Si.. Si un jour tu as un problème quelconque je serais la aussi pour toi"

Elle lui sourit, du sourire le plus sincère qu'elle pouvait faire. Ce qu'elle avait dit était la stricte vérité, en parler a quelqu'un reviendrait a risquer la rumeur, et il valait mieux pour elle qu'elle n'en rajoute pas, elle avait causé trop de mal. Elle se mordit la lèvre, et regarda ses pieds. Elle se sentait bête, ne pas savoir comment se concentrer avec les gens comme ça, c'en était maladif. Elle se demandait souvent pourquoi elle bloquait comme ça devant des gens de son âge, voire plus jeune, et n'arrivait jamais a trouver une réponse. Ca pourrissait sa vie. Elle poussa un soupir discret, ça n'allait vraiment pas en ce moment. Ecouter, c'était la seule chose qu'elle faisait de bien. Etre compatissante et aider les gens en silence, c'était les seules choses qui la sortait de son malaise quotidien. Et Charlie était sûrement un de ceux qui ont des problèmes et qui n'osent pas en parler. C'était triste, et elle voulait y remédier. Elle repoussa une mèche de cheveux et le regarda dans les yeux.

Charlie la regardait, légèrement déçu. Il ne voulait pas la mettre mal à l'aise, ou qu'elle se sente obligée de vider son sac à cause de la pression, mais il était curieux, et l'envie de savoir se mêlait à d'autres sentiments qu'il ne parvenait à identifier. Il écouta ses explications, attentif. Il comprenait, en soi, c'était totalement son droit si elle refusait de parler, et en aucun cas le sien de lui forcer la main. Mais s'il pouvait être son ami, agir en ami, il le ferait. C'était tout ce qu'il avait besoin de lui dire. Tout ce qu'elle avait besoin de savoir.
Que, quoi qu'il arrive, il était là, pour elle. Il trouverait bien un moyen de connaître la vérité, mais pas de cette façon. Elle lui en parlerait si elle le souhaitait. Non, il n'allait pas lui tirer les vers du nez. C'était une méthode trop rentre-dedans à son goût. Il respecterait ses choix. Question de principes, simplement. Parce que Charlie peut être respectueux aussi.

« Je comprends. » Il consulta l'horloge, au-dessus de leur tête. « Bon, je vais être en retard pour le cours d'histoire, moi. On se voit plus tard ! »

Il lui sourit. Cette première rencontre avait été enrichissante, mais il ne voulait pas aller trop vite. On ne s'improvisait pas ami comme ça. Il fallait du temps, beaucoup de temps. Surtout si elle avait des ennuis liés à d'autres orphelins. En tout cas, si c'était le cas, il ferait la peau à ces enquiquineurs. Il avait envie de pouvoir faire rire Violet, de pouvoir l'écouter parler, de la voir sourire. Elle lui paraissait bien trop introvertie à son goût. Et un ami de plus, ça n'était jamais inutile.
Charlie passa une main dans ses cheveux, il voyait bien qu'il mettait Violet dans l'embarras. Comme il venait de le dire, il allait donc partir. Oui, c'était la meilleure idée qui soit. Il poussa un soupir inaudible, avant de murmurer dans un sourire de gratitude :

« Merci, Violet. »

Il se retourna et disparut dans la foule des orphelins qui se pressait dans le couloir. Au bout de quelques secondes, il tourna dans un corridor plus vide et silencieux, à l'abri des regards, se dirigeant droit vers le hall. Donc vers la sortie.