À peine descendus du bateau qui les a mené jusqu'ici, certains orphelins courent dans les fourrés pour rendre leur déjeuner. Les autres, barbouillés mais encore debout, récupèrent leur simple sac, espérant trouver le repos tout de suite après les cinq heures de voyage. La plupart n'a jamais voyagé aussi longtemps et c'est une découverte pour tout le monde. Les éclats de voix et les cris frustrés ou émerveillés retentissent de toute part, encadrés par les adultes, jusqu'à ce qu'un guide fasse enfin son apparition. Il explique qu'ils vont se rendre au centre, qu'il supervise lui-même, afin que chacun dépose ses affaires et puisse jouir de quelques heures de sommeil. La longue colonne d'orphelins s'élance alors à sa suite, suivent un chemin dans la campagne.
Lorsque le centre est en vue, l'excitation est à son comble... Au programme du voyage sont prévues activités manuelles, sportives, visites... A vous de jouer !

Le bateau m'a donné mal au cœur. J'ai dû me pencher une dizaine de fois par-dessus la rambarde pour vomir dans l'eau salée. Les orphelins s'écartaient systématiquement de moi à mon approche, et ont apparemment décidé de me mettre en quarantaine. Alors je me réfugie auprès des gens que je connais. Des gens comme Aaron, Aria ou Emily. Ou même Jude, même si je ne sais plus trop quoi penser de lui.
Dans tous les cas, je sais que nous allons bientôt arriver. J'aperçois un bout d'île à l'horizon, et je suis prête à parier qu'il s'agit de notre destination finale. Après plusieurs heures de voyage, durant lesquelles j'ai l'impression d'avancer à une vitesse réduite, nous accostons enfin dans un port aussi petit que celui du Village, à Moor. J'en sourirais presque.
Après être descendus et avoir récupérés nos quelques sacs, je me contente de suivre la longue colonne qui s'élance à la suite du guide. Je pousse un long soupir en me demandant où sont passés mes amis, mais je ne fais aucun commentaire et marche en silence, sans prêter attention à ceux qui m'entourent. Partout ça jase, partout ça parle. Les gens se demandant ce que fera Moor en notre absence, si elle a quelque chose de prévu ou si elle voulait simplement être toute seule, enfin. À vrai dire, ce voyage reste un grand mystère. Personne ne connaît les raisons qui ont poussé la directrice à nous envoyer ici. Mais on reste encadrés par les professeurs, il ne s'agit pas de vacances.
Après plusieurs minutes de marche, qui nous épuisent, nous arrivons enfin en vue du centre dont on nous a vanté les mérites. On va dormir là toute la semaine. C'est un peu notre QG officiel. Je grimace en entrant dans le jardin. Ça m'a l'air tout petit pour autant d'élèves. Ce n'est qu'une impression, mais souvent mon instinct ne me trompe pas.

J'ignore tout à coup où je dois aller. Notre guide a mystérieusement disparu et nous nous retrouvons tous livrés à nous-mêmes, profs et élèves compris. Je regarde autour de moi, perdue, ne reconnaissant aucun des orphelins autour de moi. Certains groupes semblent vouloir continuer la visite et entrent dans le bâtiment, sacs à la main, tandis que d'autres jettent leurs affaires en l'air et commencent à courir dans tous les sens. Je soupire, sans oser lâcher mon sac, de peur de le perdre parmi tout ce monde.
Une voix me fait alors sursauter. Un léger accent asiatique, si je ne me trompe pas. Je me retourne vers le jeune homme qui m'a adressé la parole, étonnée qu'on ose m'aborder avec cette sympathie dans le regard. Je lui souris, car c'est sans doute la première personne qui me parle sans s'en sentir forcé. Je hausse les épaules et répond :
« Je ne l'ai vue qu'une fois, mais ça ne m'étonnerait pas qu'elle prépare un plan louche », fais-je. Je suis d'accord avec lui, ce voyage ne sent pas bon du tout. « Je m'appelle Sam », j'ajoute, parce que je le juge digne de confiance, enfin au premier abord. « Tu es... ? »
C'est cool de se faire des amis aussi facilement ici. Les gens sont gentils, enfin la plupart. C'est notre passé qui nous lie. Je ne veux pas paraître sans cœur, mais c'est une chance, en quelque sorte, de nous retrouver tous ici. Ça crée des liens.

Je lui retourne son sourire, ravie de pouvoir faire sa connaissance aussi facilement. Il est vrai que j'accorde facilement ma confiance aux autres, mais rétrospectivement, je me trouve naïve. Je me laisse aborder par n'importe qui, dragueur ou non, et je sais que ça me retombera dessus un jour. Décidant d'oublier un instant ma raison, je me balance sur mes pieds, hésitante. Je ne sais pas s'il faut aller visiter le centre, ou si nous avons quartier libre. Les adultes s'étant réunis entre eux çà et là, j'en déduis que nous sommes libres de nos mouvements. Je tourne la tête vers Changmin, après avoir posé mon sac à mes pieds.
« Chang c'est parfait. » Je replace une mèche derrière mon oreille puis enfonce mes mains dans mes poches pour me donner une contenance. Satisfaite, je continue : « Oui, ruban vert de mon état. Toi en revanche tu m'as l'air plus âgé. Je me trompe ? »
Souvent je ne sais pas faire la différence entre un gosse et un vieux pervers, alors bon, je suis bien mal placée pour enchaîner avec autant d'assurance. Mais je me débrouille bien pour le moment, et mon petit doigt me dit que je fais plutôt bonne impression.

Je souris doucement au garçon, si je peux me faire des amis c'est avec plaisir. Je me balance légèrement d'avant en arrière, un mauvais réflexe quand je suis un peu mal à l'aise, même si j'espère qu'il n'a pas remarqué ma gêne. Je jette un coup d’œil autour de moi, c'est bizarre de me retrouver au milieu d'une foule avec un inconnu et de se sentir en même temps si seule, oui c'est trop étrange.
Je me mordille la lèvre et me gratte le front, je fais ça quand je ne sais pas où me mettre, quand un malaise s'installe. Un petit silence vient nous titiller, et je ne peux m'empêcher de sourire comme une idiote, embarrassée. Je finis par demander :
« Tu es à l'orphelinat depuis longtemps ? Ce n'est jamais arrivé, ce genre de voyages ? »
Ça voudrait dire que j'ai eu de la chance, que c'est une première. Ça aurait pu être organisé juste avant mon arrivée à l'orphelinat, et là j'aurais tout raté. Au fond je suis plutôt contente, même si mes parents se rappellent sans cesse à mon esprit et que ça fait mal.

Je souris tout en cherchant vainement du regard quelqu'un que je connais dans la foule. Mais les orphelins s'éparpillent rapidement en éventail, et il devient de plus en plus difficile de discerner leur visage. Sans compter ceux qui sont entrés dans le bâtiment. Bref, nous sommes tous complètement perdus et je ne trouve pas ça rassurante. Le guide aurait au moins pu nous donner des instructions. Visiblement, il s'est évanoui dans la nature sans nous expliquer quoi que ce soit.
Je hoche la tête alors que Chang me parle de son arrivée. Huit mois, c'est déjà beaucoup. Je me gratte la nuque. Je n'aime pas penser au jour où j'ai débarqué à l'orphelinat. C'est Léandre qui m'avait accueillie, or aujourd'hui, il n'est plus là. Ça me rend triste, qu'il soit parti. Il paraît que sa copine était enceinte, je crois. La première personne que j'ai rencontré dans le bâtiment c'était lui, et il me manque. Je ne devrais sans doute pas penser ça, mais c'est plus fort que moi.
« Ah d'accord. Sympa, la vieille Moor. » C'est vrai que ça ne doit pas être une femme commode. À mon arrivée, j'ai dû passer la voir dans son bureau, et elle ne m'a pas regardée une seule fois. Elle m'a juste expliqué qu'elle attendait de moi respect et discipline, le même discours pour tous les orphelins je suppose. J'ai dit que je ferais des efforts, elle a paru contente. Bon.

Je le trouve gentil. Il n'est pas comme ces gros bourrins de l'orphelinat sans aucune délicatesse. Si j'osais le penser, je le verrais presque comme une fille. J'en rougis un peu. Je ne devrais pas penser une chose pareille, surtout si ça ne semble pas volontaire. Je me contente de me gratter la joue comme si ça allait me donner une contenance.
Chang me demande si je veux visiter avec lui. Je hoche énergiquement la tête et saisit mon sac. Je ne supporterais pas d'être toute seule.
« Oui, avec plaisir ! »
Je m'avance vers l'entrée et nous entrons dans un grand hall dont je ne reconnais pas l'utilité. Il y a quelques fauteuils ici et là, et j'imagine que cette pièce sert à réunir tout le monde tous les matins et tous les soirs. Je souris. Je me sens déjà bien ici. Chang me pose alors une question qui me fait me stopper net. J'ai envie d'être concise, mais je suis tellement passionnée que je ne peux m'empêcher d'en rajouter des couches et des couches :
« Je pense que tu l'as déjà remarqué mais je suis super maladroite, ce qui ne me permet pas de faire beaucoup de choses », je fais tout en recommençant à avancer. « Mais il paraît que j'ai un don pour le chant alors je m'entraîne dès que je le peux. C'est comme ça. J'adore me lancer dans des vocalises, des mélodies... J'adore chanter tout court, en fait. Je trouve ça beau. »
Je souris, emportée dans mon élan. Pour illustrer mes paroles à propos de ma maladresse,je me prends malheureusement les pieds dans je ne sais quoi et m'étale par terre comme une tartine couverte de confiture, donc du mauvais côté.

Chang commence à m'inonder de compliment et je me remets à rougir fortement. C'est fou ce que ça peut me faire de l'effet. J'adore quand on commence à me dire ce genre de choses, que j'ai une belle voix, parce que ça me donne tellement confiance en moi que je pourrais soulever des montagnes. Sans doute parce que je suis naïve. Je ne peux retenir un sourire béat alors que Chang me demande une petite démonstration. Je m'apprête à lui dire qu'acapella c'est parfait mais il me propose tout de suite un accompagnement à la guitare, alors je hoche la tête, tout sourire.
« Alors tu m'accompagneras ! J'imagine que tu n'as pas ta gratte avec toi... On verra de retour à l'orphelinat, d'accord ? »
Je passe une main dans mes cheveux, plutôt fière. Il m'arrive souvent de saisir le premier prétexte venu pour m'exhiber un peu plus, mais cette fois-ci, j'ai quand même plusieurs excuses. Chang enchaîne en me disant que la maladresse est une sorte de charme. J'espère qu'il a raison.
Puis je m'affiche bien comme il faut en... me plantant et en manquant de me briser le nez par terre. Chang s'inquiète pour moi et appuie son mouchoir sur mon nez. Je saisis le papier et le presse sur mon visage, avant de me rendre compte que je saigne. Ce n'est presque rien, mais je manque tout de même de m'évanouir un bon coup. Je m'évente avec la main, hochant la tête.
« Oui oui ça va très bien. J'ai l'habitude, tu sais. Maintenant je suis presque incassable. »
La petite plaisanterie est destinée à alléger l’atmosphère, mais les mots ne font pas mouche et je me retrouve à sourire avec gêne.

J'apprends avec bonheur qu'en réalité, Chang a emmené sa guitare, et je lui lance un grand sourire malicieux tandis qu'il tapote la bosse de son sac. Il faut dire que c'était un peu gros quand même, j'aurais dû m'en douter. Je suis contente d'avoir fait sa connaissance, j'ai peut-être un ami dans la poche maintenant. À l'orphelinat, tout ce qui compte c'est la réputation, et tant que tu es gentil, tu as peut-être une chance de t'intégrer. La bonne fortune étant avec moi, je me suis faite pas mal d'alliés, que je peux même considérer comme des amis.
« Génial ! T'es le meilleur, Chang ! »
Je suis vraiment sincère. Je le pense parce que c'est sans doute la vérité, et que le courant est passé entre nous. Je suis tellement emballée par l'idée que je serais bien tentée de lui proposer ça pour tout de suite, mais il s'avère que c'est plutôt une mauvaise idée vu l'état dans lequel je suis. Trop d'excitation pour chanter juste...
Lorsque je tombe et me fracasse presque le nez contre le sol, je finis par éclater de rire tandis que Chang me tend la main.
« C'est ce que j'appelle un retour brutal à la réalité ! »
Je me relève, le mouchoir toujours appuyé sur mon nez, et je me surprends à soupirer d'exaspération. Je suis incorrigible.

Chang commence à me plaire, dans le sens où j'estime temps de le considérer comme un ami. Après tout, les coups de foudre amicaux, ça existe aussi. Je lui souris encore une fois, même si je dois paraître un peu idiote. Je ne fais que ça, sourire, mais en même temps, j'adore voir cette lueur dans les yeux de l'autre, celle qui nous dit qu'elle est contente. Et Chang est comme ça. J'adore les gens comme ça.
Je m'apprête à lui répondre alors qu'il me parle de la maladresse, mais une jeune fille se cogne à son bras et m'empêche de parler. Je fronce les sourcils, a-t-elle fait exprès ? Mais elle s'empresse de s'excuser comme si on allait lui sauter à la gorge. Je lui souris, à elle aussi.
« C'est pas grave ! Pas vrai, Chang ? On parlait justement de la maladresse ! Comment tu t'appelles ? »
Oui, je suis un peu trop curieuse. Non, elle ne voudra pas forcément me répondre. Mais ça vaut toujours le coup d'essayer, non ?

Je me sens un peu de trop parce que je ne suis pas vraiment concernée, et puis c'est Chang qu'on a bousculé, pas moi, mais avec ma gentillesse habituelle je me suis encore précipité. En plus je dois être la plus jeune de nous trois et ça me pèse un peu. Je veux bien être sympa, et tout et tout, mais parfois je suis humaine.
« Je m'appelle Sam. Bellyne c'est très joli ! »
Notre dialogue à trois s'emmêle un peu. J'avais envie de parler musique avec Chang et voilà qu'une ruban blanc se tape l'incruste. Tant pis. La pauvre, elle était toute seule après tout. Je n'aime pas voir les gens tout seuls. J'ai dû travailler dans l'humanitaire dans une autre vie...
Mais lorsque Bellyne fait remarquer que nous sommes mignons tous les deux, je rougis jusqu'à la racine des cheveux. Il y a erreur. Je ne peux m'empêcher de regarder Chang d'un air gêné. Ainsi les gens qui nous voient pensent que nous sommes en couple ? Rien de plus faux. On vient à peine de se rencontrer...
« Ah mais on n'est pas ensemble », j'enchaîne tout de suite. « Désolée de te casser tes espoirs », j'ajoute pour plaisanter, même si personne ne rit.